Découverte ce mois-ci, cette trilogie haïtienne des années 1960, tout récemment rééditée chez la fantastique Zulma, dans une toujours très belle collection de semi-poche.
Trois récits, donc. Récits d'amour - passion, amour filial et fraternel, amitié - face à la haine et à la violence ; lâcheté ou résignation des uns, courage des autres - beau récit d'émancipation féminine, témérité des poètes, sacrifice de la fille et du père - dignité de ce peuple haïtien combien de fois meurtri, fabuleux chant de liberté. Marie Vieux-Chauvet a écrit là un roman d'une puissance extraordinaire, qui lui a coûté un exil définitif de son île natale - elle est morte à New York cinq ans après le début de la circulation clandestine d'un ouvrage interdit, dès sa parution, par un Duvalier furieux.
"Les temps ont changé mon enfant, et la voix de la justice semble s'être tue pour longtemps."
Trois récits dans le décor d'une petite ville de province, qui se répondent par un système de correspondances. Dans Amour, la passion brûlante et incomprise d'une vieille fille pour son séduisant beau-frère avec la tyrannie d'un chefaillon local en toile de fond ; dans Colère, une parabole à la Gogol ou à la Buzzati sur une famille dépossédée de façon arbitraire de ses terres et poussée à jouer le jeu d'un odieux chantage ; dans Folie, le délire alcoolisé mais pas tellement irréel de trois amis poètes retranchés dans un angoissant huis clos.
Avec une écriture limpide mais âpre, Marie Vieux-Chauvet porte la voix originale et émouvante des révoltés perpétuels, et brasse une richesse folle de thématiques : l'exploitation et le néocolonialisme, la condition féminine, la contrainte et la liberté, les préjugés de classe et de couleur si marqués au sein de cette société pourtant très métissée, les persistances archaïques dans leur brutale et difficile confrontation aux changements, la mécanique de la terreur, la politique, la psychologie, les tréfonds de l'âme haïtienne, la décrépitude de la bourgeoisie mulâtre.
C'est sans pitié, d'une incroyable modernité, définitivement brillant et puissant, c'est un discours consistant, qui a la force et l'ampleur d'un Coetzee. Et en conséquence, comme une envie de me replonger dans une autre lecture de (très) longue haleine, les bouquins de Madison Smartt Bell sur l'indépendance haïtienne (Le soulèvement des âmes, Le maître des carrefours).
"Ce coin est enchanteur : la mer, les montagnes, les arbres ! C'est dommage, oui, vraiment dommage, qu'il soit si pauvre et malchanceux".