Tu peux pas dire que t’es heureuse quand t’arrêtes pas de pleurer comme une Madeleine, sans cesse en essuyant tes larmes. Ça suffit, tu te prends en main, tu vas le voir directement, en pleine lumière. Peut-être qu’il te contera des bêtises mais tu sauras à quoi t’en tenir. Célimène, ma pauvre fille ! Tu me fiches la paix si je sais pas me conduire dans la vie. Quelle idée de m’engueuler comme du poisson pourri et de m’envoyer promener. La question n’est pas là. Ma réponse, tu veux dire ! Colette aimerait bien prendre un verre et se l’enfiler d’un coup dans le gorgoton et remettre, une fois de plus, Célimène à sa place. Pas de sa faute si elle est amoureuse d’un fou qui se pavane en faisant son numéro de coq. Il fait pas grand mal à personne au fond, il est beau, ça c’est vrai, riche à n’en plus finir et puis il a déjà couché avec nous toutes : Colette, Célimène, Claudine, Chantale, Céline.
Il était dans son bar, prenait sa coca, buvait ses rhums fins, conduisait sa voiture sport longue et basse. C’est pas une raison pour piquer les nerfs chaque fois qu’il oublie d’appeler ou qu’il se déniche une poupée dans un restaurant à la mode. Rien ne changera. Moi, j’ai tenu bon pendant deux ans à me pomponner, à l’accompagner sans trop parler, à le sucer quand il en avait besoin avant de s’élancer sur le chemin des combats de nuit. Je lui ai jamais fait la cuisine, j’ai jamais lavé ses vêtements, pas folle, c’était clair dès le début, et il avait pas rouspété.
Célimène a été son esclave. Elle a tout accepté, son jeu à elle pour le garder. Ç’a pas marché pour autant. Il a trouvé Claudine, il est resté avec Claudine. Alors elle pleure sans arrêt. Je peux plus l’entendre, elle me donne des nostalgies, je mets la musique plus fort, je chante, je ferme la porte de ma chambre, je mets des ouates dans mes oreilles et je dors quelques heures. Pourquoi je l’imagine en train de se suicider ? J’ai pas à m’occuper de ses états d’âme. C’est permis de rêver.
Célimène, ce soir, on ira au Baalbek, on dansera, on achètera de la coca, plein le nez, ce sera la joie. Elle me regarde comme si j’avais dit une insignifiance, arrête de me regarder, t’es pas morte, y a d’autres hommes, plein d’autres hommes qui n’attendent que ça : te faire jouir ! Elle apprécie quand je parle ainsi, une façon de la sortir d’elle-même. Moi, je me rappelle ce passé et j’ai pas un pli sur la peau. Chacun son tour, après tout. Moi, j’attends pas après les désirs des autres, je prends ma part, je cueille le fruit, je choisis, je cherche, dans l’ordre que vous voulez. Quand je suis au Baalbek, j’ai les yeux ouverts, je souris, j’aime sourire, je suis belle, je danse toute seule si c’est nécessaire, je m’arrange. Je suis pas si pressée d’avoir un ami qui m’attend à la table parce qu’il aime pas danser de peur de casser sa chevelure ou du ridicule. C’est pas si important d’avoir l’air. Après tout, on est pas grand-chose. Des corps, rien que des corps et des caprices, des envies.
Chère Célimène, tu t’habilles en jeans avec une chemise de toile, en robe de soie, quelle importance ? Elle se maquille, elle se regarde dans le miroir en faisant des moues, les lèvres brunes et brillantes, mouillées, elle joue avec ses cheveux roux, elle sourit enfin, elle oublie de pleurer, elle sera heureuse ce soir. C’est petit, des fois, le bonheur et ça tourne jamais rond, y a toujours des secrets qui ressortent quand on s’y attend pas. Moi, j’essaie de pas voir, d’oublier les choses pas jolies, on vit pas quand on les garde en dedans, on se souvient, on vit pas, je veux vivre vieille, entière et secrète.
Notice biographique
Richard Desgagné est écrivain et comédien depuis plus de trente ans. Il a interprété des personnages de Molière, Ionesco, Dubé, Chaurette, Vian, Shakespeare, Pinter, etc., pour différentes troupes (Les Têtes heureuses, La Rubrique) et a participé à des tournages de publicités, de vidéos d’entreprise et de films ; il a été également lecteur, scénariste et auteur pour Télé-Québec (Les Pays du Québec) et Radio-Canada (émissions dramatiques). Jouer est pour lui une passion, que ce soit sur scène, devant une caméra ou un micro. Il a écrit une trentaine de pièces de théâtre, quatre recueils de nouvelles, quatre de poésie, deux romans, une soixantaine de chroniques dans Lubie, défunt mensuel culturel du Saguenay-Lac-Saint-Jean. En 1994, il a remporté le premier prix du concours La Plume saguenéenne et, en 1998, les deux premiers prix du concours de La Bonante de l’UQAC. Il a publié, pendant cinq ans, des textes dans le collectif Un Lac, un Fjord de l’Association professionnelle des écrivains de la Sagamie (APES). Il est membre du Centre des auteurs dramatiques. Il a été boursier du ministère de la Culture du Québec et de la fondation TIMI. Pour des raisons qui vous convaincront, tout comme elles m’ont convaincu, je tiens à partager avec vous cette nouvelle qu’il a la gentillesse de nous offrir.
(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche : https://maykan2.wordpress.com/ )
About these ads