Il se tient sur le trottoir. En retrait du lampadaire. Contre la bâtisse de briques. Comme s’il faisait corps avec elle. Il regarde les gens qui entrent dans le bar de l’autre côté de la rue. Ils sont nombreux à s’y engouffrer. D’où il se trouve, il entend les blagues du portier. Tantôt, elles s’adresseront à lui. Depuis le temps, le portier et lui sont de vieux amis en quelque sorte. Pour l’instant, personne ne prend garde à lui. Le portier moins que les autres, trop occupé à ouvrir le passage aux dames, à blaguer avec les hommes. Il se veut de toute façon anonyme. Dissimulé dans l’ombre d’un porche. Lui-même ombre. Tassé sur lui. Col de veste relevé, cou dans les épaules, regard de chien battu. Il attend.
Il attend de la voir, elle. Après, seulement après qu’elle soit entrée dans le bar, il avalera la pilule rose, de forme ovale, qui laisse un goût de métal sur la langue. Il lui en reste huit. Huit pilules. C’est bien peu. Elles sont dans un contenant de plastique transparent qu’il promène avec lui en permanence. Elles coûtent une fortune, c’est un véritable casse-tête, son fournisseur lui refuse le crédit. Il est vendeur de souliers, gagne un salaire de crève-la-faim. Avant de l’avaler, il s’assure toujours d’avoir assez de salive dans la bouche. Ainsi, moins de risque qu’elle se coince dans la gorge. Ça lui est arrivé. Elle avait fini par passer, mais la sensation… Il n’avait pas aimé la sensation.
Chaque soir, terré contre la bâtisse de briques, il surveille son arrivée. C’est pour elle qu’il prend ces pilules roses. Sans pilule, elle le trouverait insipide, niais, plat, insignifiant, bon à rien. Elle ne se présente jamais seule au bar. Ils sont quelques-uns à l’escorter. À courir derrière. À faire des courbettes. Elle marche la tête haute, elle rit de ce qu’ils racontent. Ses cheveux sont platine. Elle porte des talons d’une hauteur vertigineuse. Impossible de ne pas la voir, de ne pas l’entendre venir.
Avant sa rencontre avec elle, il ne sortait que le samedi. Il avalait une pilule rose avant de quitter son appartement, histoire de s’éclater un peu, d’oublier les clientes grincheuses devant lesquelles il s’agenouillait la semaine entière. Un samedi soir, il l’a remarquée, elle. Elle était entourée de copains. Sans la quitter des yeux, il s’était approché. Elle avait soutenu son regard. Ils avaient dansé ensemble. Il avait effleuré sa main, sa hanche du bout des doigts. Avant qu’elle quitte la piste, il s’était penché à son oreille, lui avait murmuré qu’elle bougeait bien. L’effet de la pilule rose lui permettait toutes les audaces. À la fermeture, elle était repartie, escortée de sa ribambelle d’admirateurs. Avant de tourner le coin de la rue, elle lui avait envoyé la main. Il avait passé la semaine à rêver d’elle, à anticiper le samedi suivant. Il avait contacté son fournisseur de pilules roses. Hors de question d’en manquer, maintenant qu’il l’avait vue, elle.
Le samedi d’après, puis tous les autres, finalement chaque soir de la semaine, il y est retourné. Pour elle. Si drôle, si gentille, toujours prête pour la fête. Un soir, ils ont fait l’amour dans la salle de bains des femmes. Ils ont joui en silence, yeux dans les yeux. L’occasion se répétera, il en est sûr. La patience, il connaît.
Il est un habitué, maintenant. Le portier l’appelle par son prénom, lui conte des blagues, des salées même. Chaque soir, environ à la même heure, il avale sa première pilule rose. Grâce à elles, il est libre, totalement, sans complexes, débarrassé de son bégaiement qui amusait les filles à la petite école.
Chaque soir, il se place en retrait de ce lampadaire, dans l’ombre de ce porche. Lorsqu’elle surgit au coin de la rue, il sort
À son tour, il entre dans la place. Elle est au bar. Avec ses cheveux oxygénés, elle se démarque. Il l’admire de loin, remercie l’inventeur de la pilule rose, son laissez-passer pour le bonheur. De la main, il tâte le flacon transparent dans sa poche, puis marche vers elle.
Notice biographique
À ce jour, elle a publié des nouvelles dans plusieurs revues au Québec, a coécrit avec Michel Dufour Allégories : amour de soi amour de l’autre publié en 2006 chez JCL et Miroirs aux alouettes, roman-nouvelles, publié en 2008 chez les Équinoxes, ouvrage auquel a participé Martial Ouellet. En 2009 et 2010, elle fera paraître successivement, aux Éditions de la Grenouille Bleue, deux recueils de nouvelles : Tous les chemins mènent à l’ombre (Prix récit : Salon du Livre du SLSJ en 2010) et Le musée des choses. En mai de cette année, elle a publié aux éditions JCL un récit témoignage : Un sein en moins ! Et après…