Les balbutiements chroniques de Sophie Torris…

Par Chatquilouche @chatquilouche

Cher Chat,
Je vous écris dans ma nuit portugaise. J’ai laissé la lune allumée. Elle éclaire partout, la ronde, ce soir. Tant pis pour les voisins. Par la fenêtre, le Tage moutonne d’étoiles comme une voie lactée.
Je suis en vacances. C’est le moment idéal pour revenir à mes moutons. Ils sont déjà nombreux. J’ai commencé par les compter, la tête sur la plume de l’oreiller. Les plus hardis sautaient au-dessus de mon lit, les plus indépendants avaient la cabriole buissonnière ; d’autres, en proie au doute, hésitaient encore. Je les ai tous trouvés bien jolis.
Vous ne me croirez peut-être pas, mais soudain, j’ai entendu sous les draps, sous le matelas ou sous le lit peut-être, une petite voix qui m’a murmuré : S’il te plaît, écris-lui tes moutons. Maintenant.
Alors, je me suis levée, parce que c’était sans doute le meilleur moment pour les apprivoiser.
Je ne les approcherai pas tous, cette nuit, c’est certain. Et c’est ça que j’aime, voyez-vous. Le temps que je prends pour apprivoiser mes moutons dans votre pâture. Avec ce doute, parfois vautour, qui plane au-dessus et qui hérisse la laine. J’ai souvent cru que l’inspiration était tarie.
Et voilà que j’emprunte encore le détour de tropes enfantins pour parler de moi, comme si mon écriture se refusait à trop grandir. Syndromatique, sans doute, que de s’envoler régulièrement à dos de Peter Pan. Mon univers de plume est peuplé de personnages de mon enfance surtout. Vous le savez, j’écris pour les plus jeunes. Je côtoie le loup, la sorcière et le nain, et j’y suis attachée vraiment. Je les connais bien. Alors, je réveille régulièrement ces bois ronflants. Et puis j’interroge le miroir de ma belle-mère. Il me dit que mon écriture se défend bien, mais que je n’ai pas inventé la poudre et qu’un peu partout, il en existe de bien plus belles. Alors mon royaume se désenchante.
Syndromatique aussi, ce sentiment de l’imposteur qui chasse son naturel en voulant plus que tout au monde revenir en un galop trop parfait… sur Pégase.
Moi, j’emprunte depuis toujours les personnages des autres parce que je joue à saute-mouton avec les miens. Tous les héros de contes de fées se sont prêtés au bon vouloir de mes pastiches. Puis je vous ai trouvé, vous, mon Chat, personnage mi-chair mi-papier, le premier à me suivre sur des centaines de pages. Avec vous, je suis devenue conteuse de faits. Et, afin de toujours vous inventer de nouveaux moutons à conter, je vous emmène, partout où je vais, jusque dans l’intimité des miens. Vous, au milieu de toutes mes toquades. Vous êtes mon temps d’arrêt, mon instant d’abandon, mon refus de la mémoire qui s’efface. Avec vous, Chat, ma plume fait sept fois le tour de l’encrier. Elle furète, elle pinaille, elle tente de capter ma réalité éphémère, comme une ode à hier.
Je découvre combien la relation que tisse un écrivain avec son personnage est exclusive. Faut-il à ce point devenir l’univers de son personnage pour bien l’inventer ? Le suivre comme un mouton ? N’est-ce pas dans la durée de notre correspondance que se confirment mes cohérences ou mes inconstances indéniables ? Mes petites révolutions peut-être ?
Je tente de construire mon identité littéraire à vos côtés. Et parfois, en petits morceaux de bravoure stylistique. Quand ça arrive, je suis heureuse. Tellement. L’invention de soi comme écrivain ne passe-t-elle pas par l’invention d’un style ?
Démêler l’écheveau de mes lignes de vie, des lignes demain. En dévoilant mes plus beaux arcanes. N’êtes-vous pas en train, le Chat, de m’écrire ma bonne aventure ? Ne suis-je pas devenue plutôt, sous vos bons auspices, mon propre personnage ?
Mais voilà que je veux troubler ma voix publique, tondre mes moutons noirs. J’ai un tintamarre qui reste à l’intérieur. On dirait que tous les personnages de roman qui méritent d’être aimés n’ont pas encore compris que je méritais moi aussi de les aimer. Il serait peut-être temps de laisser courir mes bruits et porter atteinte aux tranquillités. Je veux qu’on m’incrimine pour tapage nocturne, que mes nuisances soient vraiment sonores. Je veux bêler aussi en dehors de ma bergerie. M’évader du troupeau. Je veux déranger mes voisins, les voisins de mes voisins, les voisins des voisins de mes voisins. Je veux déranger loin. Devenir un mouton à cinq pattes. C’est vous, après tout, qui m’avez menée jusqu’ici, jusqu’à ce jour de possible délivrance.
Je viens d’ouvrir un nouveau dossier. Il a bien fallu que je le baptise pour pouvoir le reconnaître. J’ai choisi Roman. C’est son nom pour l’instant. Ça sonne bizarre. Comme un tout p’tit enfant qui porterait un prénom de grand. Vous l’aimerez parce qu’il sera avant tout mon portrait craché. Bon, évidemment, on ne peut rien préfigurer pour l’instant. Il se cache encore tout entier derrière son nom. Mais… Roman, ça lui donne déjà un p’tit genre. Vous ne trouvez pas ?
Sophie

 Notice biographique

Sophie Torris est d’origine française, Québécoise d’adoption depuis dix-sept  ans. Elle vit à Chicoutimi, y enseigne le théâtre dans les écoles et l’enseignement des arts à l’université. Elle écrit essentiellement du théâtre scolaire et mène actuellement des recherches doctorales sur l’impact de la voix de l’enfant acteur dans des productions visant à conscientiser l’adulte. Elle partage également une correspondance épistolaire avec l’écrivain Jean-François Caron sur le blogue In absentia. (http://lescorrespondants.wordpress.com)

(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche :https://maykan2.wordpress.com/)