Il nous est arrivé à tous, je crois, que des personnes soient mises sur notre route pour nous apporter un peu de réconfort, un brin de joie ou une compréhension estimée. Pour moi, une de ces personnes fut ma prof de quatrième année à l’École Laporte de Sherbrooke. Je passais un des moments les plus difficiles de mon enfance qui n’était déjà pas rose bonbon. J’habitais depuis peu dans une famille d’accueil, coupé des miens qui avaient été catégorisés par la travailleuse sociale : « On va essayer d’en sauver au moins un », disait-elle au couple qui m’avait recueilli dans leur propre dysfonction pour être le jouet de leur propre fils, adopté celui-là. En six ans, la travailleuse sociale ne m’a jamais demandé, à moi, si j’étais heureux. Elle demandait plutôt à ceux qui m’hébergeaient contre rétribution s’ils avaient de la misère avec moi.
Je n’avais rien d’un enfant turbulent, plutôt renfermé, premier de classe, meilleures notes de l’école, malgré de nombreux mois d’absence l’année précédente. Je n’ai jamais été félicité pour mes prouesses académiques ou sportives, où j’excellais également malgré ma petite taille. Mais Sœur Monique avait probablement perçu ma détresse.
Je nettoyais les tableaux tous les vendredis soir. Ce qui aurait pu paraître une punition pour d’autres était pour moi une bénédiction. Je pouvais parler, dire ma peine d’enfant. Sœur Monique eut l’idée de m’introduire aux activités de la paroisse Sainte-Famille de Sherbrooke. Ceux qui connaissent mes qualités vocales sont toujours surpris que j’aie fait partie d’une chorale. Nous étions deux garçons et une vingtaine de filles. À cet âge, si tu te tiens avec des filles, on te traite de tapette, alors qu’à douze ans, on t’affuble du même sobriquet si tu ne te tiens pas avec des filles. J’avais simplement pris de l’avance. Notre heure de gloire fut la messe de minuit au sous-sol, car la chorale adulte chantait dans l’église même.
Sœur Monique avait également invité ceux qui le désiraient à « animer » la messe du jeudi. Nous étions à cette période charnière où la fréquentation religieuse diminuait considérablement au Québec. Ma famille d’accueil n’allait jamais à la messe du dimanche, mais m’obligeait à y aller. Et le fait que je participe à celle du jeudi ne comptait pas. Les quelques volontaires, une dizaine, avaient pour tâche d’inviter les rares priants du jeudi à se rassembler près de l’autel. Ma tâche particulière était de composer et de déclamer les prières. « Pour les enfants qui ont faim en Afrique… Pour ceux qui ont perdu un parent… Pour que les Canadiens gagnent la coupe Stanley… Prions le seigneur. » À cette époque, j’avais une difficulté d’élocution qui confondait les sons « j » et les « ch ». Je n’aurais jamais dit en public une phrase comme : « J’aime les choux chez Jean-Charles. » Sœur Monique disait que je parlais comme si j’avais eu une patate chaude dans la bouche.
La dernière journée de classe, avant le fameux Noël, notre institutrice nous avait demandé de fabriquer deux cartes de Noël dans le cours d’arts plastiques que je détestais tant. (Je n’avais pas plus de talent pour le dessin que pour le chant.) Je préférais la sculpture et mon sapin avait du relief (!), et était blanc d’une bonne bordée de neige, ce qui m’évitait de dessiner les branches. Ces cartes artistiques étaient destinées au curé et au vicaire de la paroisse. Devinez qui fut désigné pour aller les porter ? Moi, évidemment ! Je m’acquittai de ma tâche avec plaisir.
Sœur Monique fut une lumière dans la tourmente, un lampion oserais-je dire, une flamme qui ne s’éteint pas, une adulte de référence, la seule qui me demandait comment j’allais, ce que je voulais faire plus tard, etc. Je pensais à astronaute (l’homme venait juste de marcher sur la lune) ou comptable (j’aimais vraiment les mathématiques !), peut-être avocat… Je ne suis aujourd’hui qu’un modeste pousseux de crayon selon l’expression consacrée dans ma famille de travailleurs manuels.
Vous demandez-vous parfois ce que sont devenus les gens qui ont été importants pour vous à une certaine époque ? J’ai eu des nouvelles de Sœur Monique, beaucoup plus tard. Mon frère qui avait quelques relations avec les Hells Angels sans être membre, de près ou de loin, de cette organisation, m’a reparlé de Sœur Monique. Elle avait défroqué et avait marié le vicaire à qui j’étais allé porter cette fameuse carte de Noël. Et ce vicaire est devenu un membre en règle des Hells Angels ! Son surnom ? Le Curé ! Mais Sœur Monique sera toujours l’ange de mes neuf ans…
Notice biographique :
L’auteur se présente ainsi :
« Né à Victoriaville dans un garage où sa famille habitait, l’école fut la seule constante de son enfance troublée. Malgré ses origines modestes, où la culture était un luxe hors d’atteinte, Denis a obtenu un bac en sociologie. Enchaînant les petits emplois d’agent de sécurité ou de caissier de dépanneur, il publia son premier ouvrage chez Louise Courteau en 1982 :La lumière différente, un conte fantastique pour enfants. Il est un ardent militant d’Amnistie Internationale et un rédacteur régulier dans des journaux universitaires et communautaires. Finalement, après plusieurs manuscrits non publiés, il publiera chez LÉR Les chroniques du jeune Houdini. D’autres romans sont en chantier… »