"S'adapter, improviser, triompher".

C'est la devise du corps d'armée dans lequel le personnage central de notre roman du jour a fait une partie de sa carrière. Une phrase qui, hélas, ne s'applique pas toujours... Surtout la fin. Mais nous y reviendrons au cours de ce billet qui vous permettra de voir qu'un roman noir n'a pas besoin de faire 500 pages minimum pour prendre le lecteur aux tripes. Ici, tout est dit en moins de 100 pages et on sort essoufflé de la lecture de "Tu n'as jamais été vraiment là", de Jonathan Ames (désormais disponible en poche chez Folio Policier). Parce que ça ne va pas seulement vite, sans fioriture, ni détail, mais parce que, en si peu de temps, on va tout savoir ou presque du personnage central, suivre sa mission et... Ah, le reste, je ne peux pas en parler. Voici un livre glaçant, qui en déroutera peut-être certains, mais qui condense toute la puissance d'un roman noir, sans un once du cynisme qu'on retrouve très souvent dans les romans américains de ce genre.
Jo est un colosse, une montagne de muscles. Un ancien marine qui a quitté l'armée et, désormais, travaille dans le privé. Il bosse pour une agence un peu spéciale, très discrète, le genre d'officine qu'on contacte lorsqu'on a un gros souci à régler illico et, si possible, pour longtemps. Avec une efficacité toute militaire, Joe est depuis un bon moment le meilleur élément de cette petite entreprise.
Mais, la machine à effectuer les basses oeuvres grippe un peu. Quelques doutes sont récemment apparus et, tout à ses questionnements intérieurs, Joe est un peu moins concentré sur ses missions. Au point de commettre quelques erreurs, oh, rien de capital, mais des imperfections qui risquent bien de lui coûter de gros ennuis, s'il continue ainsi.
Alors, le voilà qui songe sérieusement à raccrocher. Mais pour lui, cela ne signifie pas retrouver une vie bien moins mouvementée, auprès de sa vieille maman. Simplement mettre un terme à cette comédie qu'est la vie, une bonne fois pour toute. Car nulle part, Joe n'aura sa place, il le sait, et sans ce boulot, il n'a plus aucune raison de vivre.
Lorsqu'on fait sa connaissance, Joe vit chez cette vieille maman, que je viens d'évoquer. Une Italienne aussi taciturne que son rejeton, mais qui est la prunelle de ses yeux. Ils n'échangent pas trois mots mais leur amour n'a pas besoin de longs discours. Quant au père, un Irlandais au sang un peu trop vif, il y a longtemps qu'il n'est plus qu'une histoire ancienne. Et ce n'est pas plus mal...
Joe en est donc à sérieusement réfléchir au suicide, lorsqu'il se voit confier une mission concernant une haute personnalité, il ne peut décliner, même s'il espère bien que ce sera sa dernière mission. Lui qui mène rondement ses enquêtes et y apporte des solutions aussi rapides que radicales n'entend pas traîner en chemin.
Albert Votto est le petit dernier d'une dynastie d'élus. Il a succédé l'année précédente à son père à un poste de sénateur à Albany et, déjà, on le voit gouverneur de l'Etat, étape obligée sur le chemin pavé d'or qui mène à la Maison-Blanche. Mais, tout n'est pas rose : sa fille adolescente a disparu quelques mois plus tôt.
A Joe de tout mettre en oeuvre pour la retrouver. Et le plus discrètement possible, car le sénateur souhaiterait que cette affaire ne s'ébruite pas. Les seules pistes dont dispose Joe n'ont rien de très ragoûtant, mais le géant n'est pas là pour faire dans le sentiment. Sans se poser de question, il entame sa traque...
Le piège vient de se refermer...
Oui, forcément, moins de 90 pages, le résumé est rapide. D'autant qu'il me semble important de ne pas en dire trop sur les événements, alors que la quatrième de couverture donne quelques éléments dont je n'ai pas parlé. Et puis, il y a ce qui suit. Mais, au-delà de l'intrigue, qui est finalement assez classique, quoi que parfaitement menée et surtout tirée au cordeau, c'est le personnage de Joe qui focalise l'attention.
Mutique, monolithique, impressionnant, sans état d'âme... Il a plus le profil de certains méchants hollywoodiens que d'un héros positif. Ou alors, dans le genre de personnage qu'incarne Jim Caviezel dans la série "Person of interest". Pas vraiment le genre de mec avec qui aller boire un verre après les heures de bureau...
D'ailleurs, la question ne se pose pas, tant la vie privée de Joe ressemble à un désert d'une exceptionnelle aridité. Toute la vie de Joe est une espèce de coquille vide. Ou plutôt une bulle de protection qui l'isole d'un monde auquel il ne fait absolument aucune confiance. Ensuite, il fait ce qu'il sait faire.
Je ne l'ai pas qualifié de tueur, même si j'imagine que, au cours de sa carrière, il est possible qu'il en soit passé par là, mais il est évident que la violence est son domaine. En la matière, il dispose d'une palette complète à sa disposition et il sait s'adapter, tiens, tiens, improviser, tiens, tiens, pour triompher. La préparation de ses coups est parfaite, même si son meilleur allié restera toujours l'effet de surprise et si la stratégie du "on fonce dans le tas", la plus efficace.
Jonathan Ames crée un personnage brutal, c'est certain, mais pas sanguinaire, comme le cinéma d'action ou le thriller en offre tant de nos jours. Joe ne défouraille pas comme un forcené, laissant sur le carreau des monceaux de cadavres sur son passage. Sa méthode, sans être portée sur la psychologie et l'hypnose, est tout de même assez personnelle.
Mais la machine a des ratés. Et c'est le second aspect qui fait de ce garçon solitaire et impassible, un personnage qui attire l'attention et la captive, c'est le doute qui le gagne. Allez, employons de grands mots : il est en pleine quête existentielle et métaphysique. D'où vient-il, où va-t-il, la vie a-t-elle un sens, toutes ces grandes questions qu'il nous arrive de nous poser un jour ou l'autre.
Fragilisé, moins précis, donc plus vulnérable, Joe doit prendre sur lui pour mener à bien la recherche de la fille du sénateur Sotto. Pas d'erreur possible, cette fois. D'abord, parce que cette affaire est bien trop sensible pour cela, ensuite, parce que Joe veut choisir le moment où il tirera sa révérence, et pas que ce soit lors d'un coup foiré de la main des monstres qu'il est amené à côtoyer.
Jusqu'à ce que tout prenne un chemin carrément chaotique...
Dernière affaire avant de raccrocher, disions-nous ? La raison de vivre tant attendue pourrait bien être là et le robot sur-entraîné pourrait bien fendre l'armure pour une mission bien plus personnelle que les autres. Plus d'états d'âme. Dans son état d'esprit, il n'y a plus rien à perdre pour l'homme de main qui va alors pouvoir agir à sa guise. Sans peur. Sans reproche.
Et, une dernière fois, s'adapter, improviser... Quant à triompher, la question ne se pose sans doute même plus. Elle devient totalement accessoire, tant le mot lui-même devient dérisoire dans les événements qui vont suivre. Il n'y a même plus de triomphe possible, dans cette nasse aux allures de fosse d'aisance qui se cache derrière cette dernière enquête.
A l'image de notre roman du jour, voilà un billet également condensé. Cette lecture m'a tenu en haleine un simple après-midi, comme un uppercut qui vous touche au menton et vous laisse groggy. La descente aux enfers de Jo va le réveiller et lui apprendre, dans des circonstances extrêmes, à envisager différemment son (sale) boulot.
C'est tendu à l'extrême, c'est volontairement rude, sans fioriture. A l'image de son personnage, Joe va droit au but et ne s'encombre pas de circonvolutions, de digressions et d'explications qu'il juge superflu. "Tu n'as jamais vraiment été là" est un roman musclé que ne recouvre aucun gras, un exercice de style exécuté comme un kata aux arts martiaux.
Je ne suis pas certain qu'on s'attache à Joe et il ne le demande pas. Au contraire, le regard clinique que porte la narration sur son personnage et ses aventures ajoute à la tension et cette enquête met en lumière bien des travers d'une société américaine qu'on croit appartenant au passé et qui, certainement, et sous des formes différentes de ce que véhicule l'imaginaire collectif, existent bel et bien.