s’il avait pu prendre le miroir dans ses mains ne l’aurait-il pas fait tout simplement pour fixer ses yeux et s’y perdre jusqu’au jour suivant ce fut impossible tout simplement parce que ses pensées étaient déjà tout entières tournées vers lui-même vous en doutez mettez-vous à sa place et cela viendra tout seul de vous imaginer le centre du monde toujours est-il qu’il resta étendu sur son lit pour rêver comme il le pouvait sans trop laisser de trace
depuis longtemps combien de temps Jules César faisait la guerre aux tribus barbares dont les campements ou cités longeaient les marches de l’empire il se rendait parfois avec des soldats d’élite sur les rivages de ces fleuves frontières apercevait ces êtres vêtus encore de peaux de bêtes comme esclaves dans les arènes entendait leurs ricanements de fauves puis notait ses impressions construisant ainsi paresseusement son œuvre d’imagination plus vraie sans doute que ses élucubrations de maître du monde puis il retournait en ses quartiers prenait des bains rencontrait des filles blondes et brunes ou longues et courtes toutes le satisfaisaient et se confiait à un philosophe de passage
les bruits de la chambre les bruits du palais les bruits de la ville folle au-delà des jardins du palais comme ces bruits au bord des fleuves dans les matins humides et étrangers tout se confondait quand il quittait pour grimper dans la tour du repos jusqu’à son faîte quelle improbable pulsion le ferait monter encore plus haut jusqu’aux autres marches des divinités scabreuses qui régnaient dans le ciel romain il en revenait vite déçu par leurs ruts incessants leurs danses folles au-delà des nuages qui les cachaient aux yeux des hommes il préférait sur un cheval errer seul dans les plaines se mouiller sous les pluies et frémir dans le vent même fétide qui courait le long du Tibre
un étourdissement le prenait quand il se voyait d’abord questeur puis édile curule grand pontife général conquérant préfet des mœurs finalement empereur sans qu’il ne pût jamais résister à cette poussée qui l’avait mené à régner qui se jouait de lui sans qu’il ne répondît jamais à cette question quel homme était-il plein de puissance de suavité d’étoile il en revenait toujours à ce constat bien qu’il eût tenté de s’y opposer
Jules César était un homme sans autre qualité
Hispalis Thapsus Ursa Catane Syracuse Corcyre Corinthe colonies fondées par lui et combats menés à Munda Ategua Avaricum Alésia le plus grand contre l’Arverne Vercingétorix Corfinium jusqu’à Brundisium de toutes ces cités et de ces carnages il voyait les murs les campements les rues embourbées les habitants sous la curée les morts innombrables les vents qui levaient les pestilences les maladies tenues aux corps les viols qu’il ne voulait pas voir pour donner aux soldats des illusions nécessaires pour continuer les chiens qui mangeaient les dépouilles les neiges et les froids dans les montagnes les armes gelées ses hommes qui mouraient se recouvrant de glace quelles folies n’avait-il pas menées pour agrandir l’empire de Rome sublimer son éclat et paraître lui-même plus grand que nature
Jules César sous l’éclat d’une lampe écrivait il parlait de lui comme d’un autre se soustrayant toutefois à la critique s’illustrant pour laisser à la postérité souvenir de ses œuvres par là il est vrai n’atteignait-il pas enfin à la sommité à la juste célébrité des artistes il écrivait ce « De bello gallico » vrai livre des guerres et des chefs illustration de l’habileté de ses ennemis puisqu’il y avoue avoir combattu guerroyé avec éclat gloire et victoire par-dessus tout contre ce Vercingétorix si impétueux et habile qu’il ne put le contraindre absolument qu’après sept mois de siège et entrer dans Rome assommé enfin assujetti
Jules César écoutait le chant des oiseaux dans la douce nuit qu’un chat froissait un chat qu’il avait ramené de cette Égypte sur laquelle il avait installé Cléopâtre grande reine maîtresse impeccable abandonnée quand tout le pays s’était soumis comme esclave aux volontés romaines il monta sur le lit vint ronronner contre sa tête commandant des caresses une chaleur qu’il se devait de donner le chat se coucha près d’une main qui s’amusait sur son pelage et s’endormit lui veillait sur les menaces imaginait des traquenards dans lesquels on voulait le prendre pour régner à sa place que pouvait-il contre ceux-là qui le guettaient dans l’ombre et contre cette ombre malfaisante aurait-il une seule chance de lutter pour se défendre et continuer de respirer une autre année toujours empereur et puissant de ce monde il s’endormit au moment ou le chat se levait et plongeait dans le noir sous un rideau soulevé par le vent de la nuit
Notice biographique
Richard Desgagné est écrivain et comédien depuis plus de trente ans. Il a interprété des personnages de Molière,Ionesco, Dubé, Chaurette, Vian, Shakespeare, Pinter, etc., pour différentes troupes (Les Têtes heureuses, La Rubrique) et a participé à des tournages de publicités, de vidéos d’entreprise et de films ; il a été également lecteur, scénariste et auteur pour Télé-Québec (Les Pays du Québec) et Radio-Canada (émissions dramatiques). Jouer est pour lui une passion, que ce soit sur scène, devant une caméra ou un micro. Il a écrit une trentaine de pièces de théâtre, quatre recueils de nouvelles, quatre de poésie, deux romans, une soixantaine de chroniques dans Lubie, défunt mensuel culturel du Saguenay-Lac-Saint-Jean. En 1994, il a remporté le premier prix du concours La Plume saguenéenne et, en 1998, les deux premiers prix du concours de La Bonante de l’UQAC. Il a publié, pendant cinq ans, des textes dans le collectif Un Lac, un Fjord de l’Association professionnelle des écrivains de la Sagamie (APES). Il est membre du Centre des auteurs dramatiques. Il a été boursier du ministère de la Culture du Québec et de la fondation TIMI. Pour des raisons qui vous convaincront, tout comme elles m’ont convaincu, je tiens à partager avec vous cette nouvelle qu’il a la gentillesse de nous offrir.
(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche : https://maykan2.wordpress.com/ )
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