Précisons tout de suite que le titre de ce billet n'est en rien un point de vue, mais une citation extraite du roman dont nous allons parler. Or, elle exprime en grande partie, je trouve, l'enjeu de ce livre particulier dans le fond et dans la forme, paru il y a un quart de siècle, et qui retrouve une seconde jeunesse par la magie d'une réédition en édition de poche. Je me suis bien amusé à lire "Reproduction interdite", de Jean-Michel Truong, dans la version publiée chez Olivier Orban à la fin des années 1980 (un livre jalousement conservé après sa découverte par hasard, lors d'un déménagement). Ce thriller d'anticipation est désormais disponible dans une version dépoussiérée chez Folio. Si vous lisez cette dernière, il y aura peut-être quelques différences minimes (date, le minitel remplacé par internet...) entre mon billet et votre lecture, mais l'architecture, l'histoire et les questions qui y sont posées demeurent et en font un roman à découvrir...
Au printemps 2037 (dans la version de 1988), le bureau de Norbert Rettinger, juge d'instruction à Strasbourg, est encombré de nombreux dossiers. Deux vont s'avérer plus chauds et plus urgents que les autres. Le premier concerne une mutinerie à la maison d'arrêt de la ville. Des actes de violence qui ont entraîné un incendie et la mort de plusieurs détenus et membres du personnel pénitentiaire.
Le second dossier est plus intriguant : le corps d'un vieil homme a été découvert dans un hôtel miteux proche de la gare. Tout semble indiquer qu'il s'est suicidé par balle. Enfermé dans sa chambre minable, le cadavre n'a été découvert que 48h après la mort de l'inconnu. Aucun papier n'a pu permettre, avant enquête, d'identifier le défunt...
Mais, en quelques jours, ce banal et triste fait divers, tout juste digne d'un entrefilet en pages intérieures d'un quotidien régional, va prendre une toute autre tournure. En effet, l'enquête a permis de découvrir le nom de l'homme. Et là, surprise : il s'agit d'une personne qui avait disparu des écrans radars depuis une vingtaine d'années au point qu'on le croyait mort depuis cette époque.
Et, au-delà de ce détail si particulier, il s'agit surtout d'une personnalité : Hugues Ballin avait en effet reçu le Prix Nobel de Médecine et était considéré comme l'un des plus grands biologistes de son temps. Ses travaux sur la reproduction in vitro, on ne parlait pas encore de clonage, lui avait valu cette récompense.
Il était aussi le fondateur d'une entreprise, Reproductique SA, devenue une référence dans ce domaine. Un empire économique et scientifique qui reste à la pointe de la recherche, sous la houlette de la propre fille du scientifique. Une entreprise qui a pu prospérer grâce aux législations favorables en Europe, alors que le reste du monde a longtemps interdit ces pratiques.
Peu à peu, ces deux dossiers vont embarquer le juge Rettinger dans une enquête aux répercussions totalement inattendues. Une enquête qu'il va même devoir mener clandestinement, car la justice, dans sa grande sagesse, ne va pas se gêner pour mettre des bâtons dans les roues de ce jeune magistrat ambitieux et déterminé.
Que cache ce suicide qui semble gêner bien des gens haut placés aux entournures ? Quels enjeux économiques cela recèle-t-il ? N'y aurait-il pas d'autres choses bien moins reluisantes à découvrir derrière cette mort brutale ? Peu à peu, ce qu'entrevoit le juge Rettinger est tout simplement effarant, effrayant...
Aidé par le commissaire Simonot et par une intelligence artificielle nommée Agatha, qui lui permet d'examiner avec un oeil statistique et ultra-rationnel les informations qu'il collecte, le jeune juge en bois brut, intègre et idéaliste (ce qui lui avait déjà valu d'être placardisé en Alsace), met tout en oeuvre pour découvrir la vérité et simplement comprendre.
Et quand je dis tout, c'est vraiment tout : carrière, ambitions, idéaux, jusqu'à sa vie elle-même. Au fil de ses investigations, l'étau va se resserrer autour du juge. Sauf que cet homme complexe, dont certains côtés plus sombres appariassent par moments, semble être devenu le centre de bien des attentions, et pas des plus bienveillantes...
Pour nous raconter cette histoire, Jean-Michel Truong a choisi d'adopter un mode de narration particulier. "Reproduction interdite" est en effet un roman épistolaire. Articles de presse, procès verbaux, correspondances officielles ou plus privées, chats sur des messageries électroniques, sans oublier des écoutes téléphoniques et les rapports les retraçant...
Car on suit tout cela depuis l'oeil intéressé et anonyme d'espions qui semblent en savoir long sur toute cette affaire. Mais qui sont-ils exactement ? Et quel rôle tiennent-ils véritablement dans toute cette histoire, aux ramifications plus nombreuses et profondément enracinées qu'on ne pourrait l'attendre ? Et quelle place occupe Rettinger dans leur jeu : adversaire ou marionnette ?
A travers ce dédale de chapitres forcément très courts, d'informations parcellaires, de rebondissements brutaux, d'informations capitales et de fausses pistes, l'auteur, qui signait là son premier roman, nous emmène dans un futur d'autant plus inquiétant qu'il ressemble terriblement à
notre présent.
Avec cette dimension science-fictive qui est au coeur du récit : ce clonage, dont on entend tellement parler depuis une vingtaine d'années (je parle du grand public) et qui a su s'ancrer dans l'imaginaire collectif au rang des peurs contemporaines qui nous effraient. Ici, bien sûr, on aborde les questions scientifiques, même s'il est acquis que Ballin a trouvé dès les années 90 la manière de faire et que s'en est suivi le développement d'une production industrielle de clones.
Mais, Jean-Michel Truong ne s'arrête pas là. Il profite de sa narration très déstructurée pour aborder des aspects qu'il serait moins évident d'intégrer à une trame narrative plus classique. On y parle de politique, avec les questions législatives et idéologiques qui l'accompagnent, d'économie, également, avec la création d'une filière fort rentable, mais aussi génératrice de nombreux emplois dans un pays où les secteurs florissants ne sont plus légions.
Et puis, c'est aussi l'occasion d'aborder la problématique du clonage sur des plans philosophiques et théologiques qui, qu'on soit dans un futur proche, dans notre décennie 2010 ou en 1988, font forcément débat. Avec, au coeur de toutes ces réflexions, ce statut si particulier du clone : être humain ou banale usine à organes, sans âme, tout juste bon à être démantelé pièce par pièce pour permettre à des personnes aisées de prolonger leur existence, se soigner, rester jeune et en bonne santé...
Le postulat de Jean-Michel Truong est clair, et la phrase que j'ai choisie comme titre pour ce billet le résume parfaitement : si clone il devait y avoir, à aucun moment il ne serait considéré à l'égal d'un être humain né par des voies biologiques plus naturelles. Dans sa société futuriste, le clone n'a effectivement aucun droit et n'est même pas considéré à la hauteur d'un animal de compagnie.
Un objet, voilà tout. Mais un objet de chair et de sang, pourtant. Un objet dont les cellules contiennent notre, votre ADN. Mais, une entité brut qu'on éduque pas, qu'on laisse en batterie comme des animaux voués à l'abattage, sans véritablement se soucier de leurs émotions, ressentis, bien-être... Comment appeler tout cela, puisque les clones ne sont pas des humains ?
Pas de controverse de Valladolid, ici, ce n'est pas l'enjeu. Non, on parle ici d'argent, de pouvoir, d'emplois, d'industrialisation, de services à la personne, de confort... On est bien loin des "bons sauvages" et même de l'esclavage, puisque le clone est inactif par essence. Et Reproductique SA, entreprise n°1 mondiale de ce secteur florissant et fort rentable, se garde bien de laisser paraître toute ambiguïté.
Et l'on retrouve, adapté à une époque différente, une question qui taraude de longue date la science-fiction : comme on a eu la vague des robots, capables de révéler doté de sentiments et surtout de se révolter pour prendre le pouvoir et dominer l'être humain, voici le clone, reprenant le flambeau, devenant l'incarnation de cette combinaison terrible : soif de domination et peur de perdre le contrôle.
Encore une fois, si vous lisez ce roman, n'oubliez pas qu'il a été écrit en 1988. Sa modernité, sa description très sombre de notre société tombent pourtant juste à pas mal d'égard. Alors, bien sûr, on reste encore, en tout cas, pour ce que j'en sais, dans un domaine de science-fiction. A part Raël, ah, ah, ah, personne ne s'est encore jamais vanté d'avoir cloné un être humain et le clonage animal n'est guère convaincant, encore.
Mais, c'est un argument romanesque parfait pour montrer les travers d'un être humain prêt à tout et souvent au pire, même pour dévoyer le génie qu'il sait aussi déployer. Jean-Michel Truong va loin mais il joue admirablement avec les ambiguïtés de ses personnages et des situations qu'il laisse entrevoir à ses lecteurs.
Spécialiste de l'intelligence artificielle, dont il a été un des pionniers en France, Jean-Michel Truong, qui a également beaucoup parlé d'éthique dans d'autres ouvrages, sous forme d'essais, fut l'un des premiers à aborder cette question du clonage et à mettre en avant, pas seulement le danger de cette pratique ou le côté apprenti sorcier des chercheurs travaillant dans ce domaine, mais surtout les questions profondes qui entourent l'existence même de ces entités vivantes.
Science et raison, on connaît le refrain, surtout lorsque argent et pouvoir viennent s'en mêler. On frissonne en repensant aux personnalités richissimes qui, dans notre monde actuel, bien réel, thésaurisent les cellules souches prélevées sur les cordons ombilicaux de leurs enfants ou réservent des places bien au frais dans des cuves d'azote liquide, pour y roupiller paisiblement par -180 degrés jusqu'à ce qu'on trouve comment les réveiller et leur donner les clés de l'immortalité.
Au-delà de l'intrigue de fiction, vrai techno-thriller passionnant et plein de rebondissements, vous l'aurez compris, il y a dans "Reproduction interdite" une source intarissable de sujets de réflexion et aussi de débats, car, après tout, il doit bien y avoir plus d'une sensibilité dans ce domaine. Dont des avis qui seraient, si, si, on y croit, un peu plus optimistes que le regard terriblement noir de Jean-Michel Truong.