La douleur, c’est comme un p’tit yop au goûter, une cachette dans la forêt, un plaisir solitaire sous les draps, ça ne se partage pas. Et si dans les films elle fait souvent envie, parce que la meuf est bonasse même quand elle chiale toutes les larmes de son corps, parce que le brun ténébreux qui descend la bouteille de whisky ne finit jamais la nuit au-dessus de la cuvette des waters ; dans les coulisses de la vie, qui manque d’éclairagistes et de metteurs en scène, la douleur, c’est pas vraiment joli, joli. Ça sent le renfermé, le tabac froid et la bière Amsterdam. Les volets sont fermés et l’ampoule du salon grésille. Il y a des taches de vin sur le plancher et de la moisissure sur le papier peint déchiré. Le frigo est vide et la vaisselle sale déborde dans l’évier. Les cadres photo sont cassés et le courrier s’entasse sous la poussière et l’ennui. Et quand la porte claque, les murs se mettent à trembler, les flûtes à champagne éclatent, le sang gicle sur le plafond moulé, la bouilloire siffle, le micro-ondes fait ding, les miroirs se fissurent et l’eau déborde de la baignoire, au rythme d’un requiem. Et personne ne mériterait de voir ça.
Et personne ne devrait se démonter l’épaule en défonçant les portes fermées, constater les dégâts, prendre une photo juste pour pouvoir dire « j’y étais ». Parce qu’au fond, personne ne peut jamais rien faire de plus qu’être juste là, même si c’est pas le moment.
C’est fou, le vacarme qu’un silence peut faire. C’est fou, comme ce qui se cache derrière une porte fermée ça nous excite. Le problème, c’est que le monde nous donne tellement à voir qu’on a fini par croire qu’on était des petites souris, et qu’on avait le droit de se faufiler n’importe où sans carton d’invitation. On a vu des paires de nibards avant de savoir tenir un biberon. On a vu du sang sur les murs avant de savoir lire. On a vu le loup avant d’avoir foutu un pied dans une forêt. On a vu des copains partir avant qu’on ait eu le temps de leur dire au revoir. On a vu des types crever de froid sous un panneau publicitaire où une meuf montrait son cul. On a vu des poilus dans les livres d’histoire et des hommes nous parler d’un devoir de mémoire. On n’a pas fait la guerre, mais des horreurs on en a vu à chaque coin de rue. Les images, on n’en peut plus et certaines nuits, sous les draps, on dirait qu’on est aveugle. On passe notre vie à zapper pour ne plus croiser l’intimité que tous ces types, qu’on ne connaît pas, exhibent sans pudeur. On éteint la télé, on ferme les magazines, on jette toutes ces publicités qui encombrent nos boîtes aux lettres. On éteint la lumière, on ferme nos yeux, on jette par-dessus la couverture toutes ces images qui encombrent nos rêves. Mais on n’arrive pas à trouver le sommeil quand le silence fait trop de bruit et que la porte d’en face reste fermée.
Et quand l’épaule nous démange, qu’elle se la joue masochiste qu’elle fonce droit contre cette putain de porte fermée et qu’elle se retrouve face à deux yeux trop secs à force d’avoir pleurés, on est tous les mêmes grands blonds qui se pointent en retard avec leur boîte de kleenex et leur chaussure noire sous le bras.
Et qu’on ait une licence en psychologie ou que nos coudes soient usés à force de s’être frottés contre les comptoirs, qu’on porte dans notre cabas un paquet de lieux communs parce qu’il y avait une promo dessus le week-end dernier, qu’on soit les meilleurs peintres du monde que notre vert pomme et nos bonnes intentions cacheront tellement bien la moisissure sur les murs, que nos dents bien rangées ne laissent aucun mot passer et que nos yeux fixent sans sourciller une tache de vin sur le plancher, comme si on pouvait se liquéfier et disparaître en elle, comme si une fleur pouvait soudain y pousser ; on ne sera jamais de la partie dans cette traversée en solitaire. La douleur a besoin de temps, de vaisselle cassée, de cris, de larmes, de nuits blanches et d’idées noires. La douleur a besoin de se perdre dans la forêt avant d’en trouver la sortie, de toucher le fond de l’océan avant de remonter à la surface et pouvoir saisir les mains tendues. Dans des bras en coton qui lui collent une cuillère en argent dans le bec, la douleur s’entretient et ne meurt jamais.
Cette nuit, j’ai claqué la porte alors que tu crevais de douleur sous les draps, mais, si tu as besoin de moi, je suis dans les bois, juste derrière la maison, et, moi non plus, je ne dors pas, mon Amour.
Notice biographique
Myriam Ould-Hamouda (alias Maestitia) voit le jour à Belfort (Franche-Comté) en 1987. Elle travaille au sein d’une association pour personnes retraitées où elle anime, entre autres, des ateliers d’écriture. C’est en focalisant son énergie sur le théâtre et le dessin qu’elle a acquis et développé son sens du mouvement, teinté de sonorités, et sa douceur en bataille — autant de fils conducteurs vers sa passion primordiale : l’écriture. Elle écrit comme elle vit, et vit comme elle parle. Récemment, elle a créé un blogue Un peu d’on mais sans œufs, où elle dévoile sa vision du monde à travers ses mots – oscillant entre prose et poésie – et quelques croquis, au ton humoristique, dans lesquels elle met en scène des tranches de vie : http://blogmaestitia.xawaxx.org/