"Quand l'Homme en noir mettra le Grand Projet en route, vous n'aurez aucune chance".

Par Christophe
Soyons clair, Franck Thilliez n'aura pas besoin de ce billet pour que son dernier roman en date, "Pandemia" (en grand format chez Fleuve Editions), soit un gros succès qui ravira ses fans. Mais j'aime bien partager mes lectures avec ceux qui me font l'honneur de me lire et, pourquoi pas, susciter le dialogue. Il faut dire que je suis toujours impatient d'avoir des nouvelles de Lucie Hennebelle et Franck Sharko, les deux personnages fétiches de l'auteur, qu'il a tellement souvent malmenés qu'on espère à chaque fois qu'il leur offrira enfin un peu de répit... Ce ne sera pas le cas ici. Une nouvelle fois, rien ne sera épargné au groupe de la Crime auquel appartiennent nos deux héros. Au point de voir les vieux démons de Sharko se réveiller et le flic se rapprocher une nouvelle fois dangereusement du bord du précipice qui semblait pourtant s'être éloigné depuis sa rencontre avec Lucie. Et l'ombre de "l'Homme en noir" qui plane, qui plane...

Automne 2013. Amandine Guérin, microbiologiste à l'Institut Pasteur, est envoyée dans la Somme avec un de ses collègues suite à la demande des responsables d'une réserve naturelle. On a en effet découvert les cadavres de cygnes et, pour des raisons sanitaires évidentes, cela nécessite une étude un peu plus précise.
Depuis le début du XXIe siècle, la question des grandes épidémies, et en particulier celles liées aux animaux, grippe aviaire, grippe porcine, ont fait un retour en force à la une de l'actualité et la psychose a tendance a se répandre plus vite encore que les hypothétiques virus. Alors, dès que quelqu'un a un doute...
Mais là, Amandine réalise rapidement que quelque chose cloche. Ces cygnes ont certainement été victimes de quelque chose de grave. Après analyse, cela se confirme : les oiseaux ont été touché par un virus grippal, jusqu'ici inconnu. Voilà qui n'a rien de rassurant, car l'Institut Pasteur, comme d'autres organismes du même genre en Europe et dans le monde, est particulièrement attentif à ces micro-organismes.
Peu à peu, Amandine et ses collègues comprennent que la situation est encore plus sérieuse qu'on ne l'imagine : des oiseaux ont succombé en grand nombre dans une partie de l'Europe et il devient manifeste que l'épidémie s'étend au gré du vol des animaux infectés... Il va falloir agir vite pour trouver la parade.
D'autant que, dans le même temps, les malades humains de la grippe se multiplient en France et c'est tout le pays qui tousse. De là à imaginer le pire de tous les scénarios, c'est-à-dire la transmission à l'homme d'un virus inconnu pour lequel on n'a donc pas de vaccin, qui se  répand très rapidement à cause des oiseaux, il n'y a qu'un pas.
Depuis la terrible grippe espagnole qui fit des ravages à la fin de la première Guerre Mondiale, on sait que la nature est capable de produire des virus terriblement dangereux et susceptibles de contaminer un grand nombre de personnes. Mais, dans le cas présent, à l'Institut Pasteur, on tique... L'enquête fait apparaître des coïncidences un peu trop troublantes...
Et si ce virus n'était pas un caprice de Dame Nature, mais bien une action humaine et délibérée ?
Pendant ce temps, le groupe de la Crime auquel appartiennent Lucie Hennebelle et Franck Sharko est appelé sur une scène de crime dans la forêt de Meudon, sur les rives d'un étang. Un homme et son chien ont été tués et le mode opératoire laisse les enquêteurs perplexes... Malgré la grippe qui frappe sévèrement certains de ses hommes, Nicolas Bellanger, le chef de groupe, entend bien résoudre cette curieuse histoire.
Il n'imagine pas que les indices qui seront récoltés vont les mettre sur la piste d'un vieil adversaire, "l'Homme en noir", et les plonger dans une enquête plus sombre et glauque encore que les précédentes. Pendant que la grippe s'étend, ne facilitant rien et laissant présager une possible effroyable catastrophe, c'est Sharko qui va se lancer à corps perdu dans cette affaire...
Je n'entre volontairement pas trop dans les détails, car ils se passe beaucoup de choses dans cette enquête qui va nous faire voyager, si je puis dire, dans certains des endroits les plus répugnants qu'on puisse imaginer. Ne vous éloignez pas trop de vos cirés, cuissardes, et protections en tous genres, et, si vous avez l'odorat fragile, accrochez-vous ! "Pandemia" est un roman qui tache !
Pour le reste, et pour ne rien déflorer de l'enquête, c'est aux personnages que je vais m'intéresser dans la suite de ce billet. Parce que je trouve que, chez Thilliez, plus particulièrement encore que chez d'autres auteurs de thrillers, il y a un gros boulot sur les protagonistes des histoires, qu'ils soient récurrents ou secondaires.
Commençons avec les personnages que l'on découvre. Au premier rang, Amandine, cette microbiologiste qui est celle que l'on rencontre en premier dans ce roman. Une femme étonnante, compétente et sûre d'elle dès qu'elle endosse sa blouse et se penche sur les organismes invisibles qu'elle étudie, mais qui, sur un plan personnel, est bourrelée de doutes, au point de développer des TOC et une obsession pour la propreté qui empirent au fil des chapitres.
Amandine est en couple avec Phong. Lui aussi a été scientifique avant qu'une affection rarissime l'oblige à renoncer à sa brillante carrière. Depuis, il vit avec Amandine, dans un loft aménagé pour le protéger de tous les germes possibles, le plus petit rhume pouvant lui être fatal. Ce domicile a quelque chose du labyrinthe dans lequel évolue la souris Algernon, dans le roman de Daniel Keyes et c'est très troublant.
La jeune femme, aux petits soins pour l'homme qu'elle aime, est prête à devenir un véritable tyran domestique pour protéger Phong, quand lui n'aspire qu'à profiter du temps qui lui reste à vivre et qu'il sait compté. L'évolution du comportement d'Amandine alors que la crise sanitaire contre laquelle elle lutte atteint son paroxysme est l'une des preuves des tensions ressenties par les personnages.
Amandine va traverser ce roman avec cette fougue, cette hargne qu'elle a en elle, ce rejet profond de l'injustice. En bonne héroïne thilliezienne, si je puis me permettre ce néologisme, elle va se jeter corps et âme dans cette enquête, prenant bien des risques et c'est toute son existence qui va en être bouleversée. Durablement.
On pourrait aussi évoquer Nicolas et Camille, deux des personnages rencontrés dans "Angor" et que l'on retrouve dans "Pandemia". Leurs vies ont changé après les drames, la violence, les émotions... Avec toujours le difficile équilibre à trouver entre la vie professionnelle et la vie privée. Ils ont beau être flic pou lui, gendarme pour elle, rien n'est jamais vraiment simple.
Et puis, il y a le cas Sharko. C'est vrai qu'il prend le dessus sur Lucie depuis deux romans. Mais Lucie pouponne, elle a moins de marge de manoeuvre. Un détail, en apparence, mais qui est peut-être bien plus important qu'on ne pourrait le croire. Car, dans cette histoire qui forme un cycle à l'intérieur de la série avec "Atomka" et "Angor", le fait que Sharko retrouve de l'autonomie va avoir des conséquences.
Retrouvant son statut d'électron libre, le flic expérimenté mais toujours révolté par le mal qui se déchaîne autour de lui, va replonger dans des abîmes, au sens propre comme au figuré. Les lieux qu'il doit arpenter pour cette enquête, le sentiment profond de haine que lui inspire son insaisissable adversaire et la révolte des événements qu'il va devoir affronter, tout cela va réveiller ses fantômes.
"Pandemia" marque le retour des démons de Sharko, qui l'avaient mené au bord du gouffre avant que la rencontre avec Lucie ne change profondément la donne. On retrouve le flic sur le fil du rasoir qu'on connaissait dans ses premières enquêtes, avec tout de même des différences fondamentales : il n'est plus aussi seul, il a des responsabilités, il peut même être un exemple...
Mais cela ne l'empêche pas, même s'il n'intériorise pas le mal-être qui le gagne au fil des chapitres, de retrouver quelques réflexes borderline d'antan. L'homme apaisé qu'on connaissait depuis qu'il avait retrouvé une stabilité affective est encore une fois submergé par une violence incontrôlable qu'il va devoir utiliser à bon escient.
On le sait, Sharko a renoncé à un grades plus élevé. S'il devait perdre les pédales en service, alors, ce pourrait signifier une mise sur la touche définitive. Si ses méthodes n'ont jamais été très orthodoxes, Sharko va, dans "Pandemia", accepter de jouer avec les règles fixées par ses adversaires, qu'on pourrait résumer ainsi : il n'y a pas de règles, tous les coups sont permis.
Je ne sais pas ce que Thilliez réserve à l'avenir à son personnage, il faudra d'ailleurs patienter un peu, puisque son prochain roman devrait être un one-shot n'appartenant donc pas à la série Sharko/Hennebelle. Mais je n'imagine pas que les événements de "Pandemia" ne laissent pas quelques traces chez lui, qu'ils n'aient pas rallumé un feu qu'il va vite falloir circonscrire.
Terminons en parlant tout de même un peu de l'intrigue. Les fidèles de Thlliez, Sharko et Hennebelle ne devraient pas être dépaysés, le schéma est classique et le rebondissements nombreux. La science du macabre de l'auteur fait encore merveille, avec les "détails qui tuent", ces éléments a priori sans importance qui révèlent toute la noirceur et le machiavélisme de "l'Homme en noir".
Comme toujours, les lieux, j'en disais un mot plus haut, sont choisi avec soin, on sent que, derrière, il y a eu de la documentation, du travail de recherche et sans doute quelques visites qui ont dû valoir leur pesant de cacahuètes... Franck Thilliez avait évoqué durant la genèse du roman, ses rencontres avec les chercheurs de l'Institut Pasteur, il a en revanche été plus discret sur un ou deux sites bien sinistres où il nous emmène sans nous demander notre avis.
Entremêlant ses intrigues pour finir par les réunir, il propose une course contre la montre qui laissera le lecteur pantelant car l'urgence est là et, en plus des ennemis de chair et d'os, évidemment difficile à démasquer et à attraper, il faut aussi poursuivre de microscopiques adversaires portant en eux un effroyable danger...
C'est très efficace, comme toujours, addictif, comme d'habitude, mais je conseillerai, pour la plupart des raisons évoquées au court de ce billet, à ceux qui voudraient découvrir le travail de Franck Thilliez, de ne pas commencer par "Pandemia". Il y a en effet beaucoup d'éléments dans cette enquête qui font référence au passé des personnages, qu'on trouve dans les livres précédents.
Enfin, pour les lecteurs équipés de liseuses, un mot sur la nouvelle publiée en numérique pour annoncer la sortie du roman. Ne voyez pas "Avant Pandémia : le grand voyage" comme une introduction au roman, c'est plus proche, en fait, d'un court métrage projeté en début de séance, avant le film pour lequel on a acheté un ticket.

L'action principal se déroule sur un paquebot de croisière, en Méditerranée. On est avec les passagers ayant acheté des billets pour voyager certes, dans un certain luxe et un certain confort, mais logeant dans les cabines les moins chères. Cela donne un décor assez particulier, à déconseiller aux claustrophobes, car on est enfermé dans des coursives sombres et étroites.
Thilliez y décrit la montée de l'angoisse, de la peur, l'incompréhension, la colère et la révolte. Car ce qui se passe, et qui inquiéterait même le plus zen des moines bouddhistes de Lhassa, n'est révélé qu'au compte-goutte. Cette incertitude est comme un accélérant qu'on verse sur un feu et l'attise encore un peu plus.
On est au coeur d'un drame et, sur un temps très court (il faut moins d'une heure pour lire cette nouvelle), l'auteur démontre sa capacité à mettre ses lecteurs sur des charbons ardents et même, allez, disons-le, à sérieusement lui filer les chocottes. Oui, après ce grand voyage, on se dit qu'on est prêt à attaquer le roman "Pandemia", car la mise en condition est sévère.