Le corps de l’auteur est, à l’instar de celui du roi, une drôle d’entité. Il est souvent pensé que l’auteur se résume à sa tête, son esprit, son cerveau, que son corps finalement pourrait se réduire à ses mains, ses doigts qui courent désespérément sur le clavier comme ils le feraient sur le monde.
L’immobilité quasi totale de l’auteur lorsqu’il écrit participe à l’échafaudage de cette idée. Le cul sur une chaise, le dos droit ou voûté, la tête penchée vers le clavier, l’écran, le carnet, seules ses mains en effet se meuvent, autant pour écrire que pour s’adonner à quelque diversion. Tapoter sur la table, se gratter le front, l’oreille, le genou, suspendre un index en l’air comme si on voulait sentir le sens du vent alors que rien ne souffle : lorsqu’il écrit, le corps de l’auteur s’efface, pris totalement par l’abyssal travail. Il pourrait ne pas avoir de corps. Il pourrait n’être qu’une tête, reliée par des fils à des mains et cela, semble-t-il, pourrait suffire. Il en serait heureux. Mais le corps fait partie de ces éléments difficiles à nier, impossibles à faire disparaître sans y laisser sa peau.
L’auteur a donc un corps, et cet organisme, qui continue de vivre lorsque seules la tête et les mains s’agitent, ce corps comme un poids mort éprouve un curieux besoin. Il veut dériver. Il ne peut se contenter de respirer, battre du cœur, fonctionner normalement. Il VEUT des échappatoires à la statique torture de celui qui écrit. Les mains ont soif d’évasion, la bouche veut plus que de l’air.
Rester assis pendant des heures alors que les jambes pourraient courir dans des champs, alors que les bras pourraient se livrer à une danse autre que celle, tarentelle pourtant endiablée, qui se joue sur le clavier, demeurer dans l’immobilité alors qu’à l’intérieur tout bout, tout s’agite, tout VEUT vivre : la chose est difficile, impossible, parfois insupportable. Alors les dérivatifs se présentent sous différentes formes, prenant le plus souvent le séduisant visage de l’addiction.
L’auteur fume. L’auteur boit. Tant qu’il s’agit de cigarettes et d’eau, le mal est moindre. Il arrive cependant que les cigarettes soient chargées de substances, que l’eau devienne café ou alcool. La bouche comme unique évasion. La bouche avide de téter autre chose que le monde inexistant que l’auteur s’acharne à faire exister.
Alors le cendrier se gonfle de noirceur. Alors les verres ou les bouteilles ou les tasses s’accumulent. On voit l’auteur se lever d’un coup, aller faire chauffer de l’eau, se servir un énième café ou thé ou autre, le siroter, le laisser refroidir, le boire, oublier qu’il l’a bu, regarder sa tasse vide d’un air interdit (mon roman vient de boire, ce n’est pas possible autrement !) et continuer le manège infernal de l’homme presque immobile qui a besoin d’action. La bouche se pose sur tout ce qui peut se boire, se fumer, tout ce qui dévie la respiration. La bouche veut du chaud, du feu, du glacé, elle veut juste, le temps d’une gorgée ou d’une bouffée de tabac, vivre tout en gardant le silence, parler autrement que par les doigts. Il est ainsi fréquent que l’auteur développe une addiction ou plusieurs, à la manière du peintre qui, le pinceau dans une main et le mégot dans l’autre, s’absente tellement du monde qu’il n’y est relié que par ses pauvres doigts. La cigarette souvent se fume toute seule, oubliée dans une réalité que le rêve recouvre, devenue autonome par la grâce de l’auteur qui, peut-être, cherche à se foutre le feu. Comme si cette fumée extérieure pouvait compenser les nombreux incendies qui se jouent en lui lorsqu’il écrit, lorsqu’il crée un monde noir sur blanc plus inflammable que tout.
Ainsi la corporalité de l’auteur en action se résume en une bouche, d’incendie.
Notice biographique
Clémence Tombereau est née à Nîmes et vit actuellement à Milan. Elle a publié deux recueils, Fragments et Poèmes, Mignardises et Aphorismes aux éditions numériques québécoises Le chat qui louche, ainsi que plusieurs textes dans la revue littéraire Rouge