"Ouvrez les yeux et voyez ce que vous pouvez avant qu'ils ne se ferment à jamais".

La IIe Guerre Mondiale est une source inépuisable d'inspiration pour les romanciers du monde entier. Oh, bien sûr, parfois, on peut se dire que trop, c'est trop. Et pourtant, il faut reconnaître que la diversité des angles choisis, des contextes, des histoires et des genres littéraires permet de très rarement avoir le sentiment de tourner en rond pour le lecteur. Un nouvel exemple avec un roman américain, couronné cette année par le prestigieux prix Pultizer, "Toute la lumière que nous ne pouvons voir", d'Anthony Doerr (publié par Albin Michel). Un roman qui fait la part belle à un lieu merveilleux, Saint-Malo. Mais aussi un roman initiatique, sur l'adolescence, période si complexe, mais plus encore quand elle se déroule au milieu du chaos. Mais, ce n'est pas le seul thème fort de ce roman qui rend aussi hommage à cette littérature populaire qui a tant inspiré de lecteurs, de Dumas à Jules Verne. Et, au final, on a en main un drame lumineux qui devrait vous émouvoir profondément.
Née à la fin des années 1920, Marie-Laure Leblanc a très tôt perdu la vue. Un drame pour cette enfant pleine de curiosité, fille d'un serrurier travaillant au Muséum d'histoire naturelle de Paris. Ce dernier veille sur sa fille avec amour et bienveillance et l'aide à surmonter ce terrible handicap. Ainsi, il lui a fabriqué une maquette représentant le Ve arrondissement pour qu'elle puisse apprendre à se diriger dans le quartier où elle vit.
Mais, l'existence des Leblanc bascule, comme celle de tant d'autres personnes, lorsque la guerre éclate et tourne rapidement à l'avantage des Allemands. En 1940, Marie-Laure et son père sont poussés sur les routes et se joignent à l'Exode. Direction : l'ouest du pays, un pays désorganisé, en pleine débandade, confus, perdu...
Leur errance va s'achever à Saint-Malo, là où vit le grand-oncle de Marie-Laure. Etienne est considéré par tous comme un excentrique, pour ne pas dire un fou. Mais, en fait, il est revenu traumatisé de son expérience des tranchées, un peu plus de 20 ans plus tôt, et il a développé une sévère agoraphobie qui fait qu'il passe le plus clair de son temps enfermé dans sa chambre.
Le changement d'existence est radical pour Marie-Laure qui a tout perdu et doit tout réapprendre, pu presque... Alors, quand son père repart à Paris et disparaît, cela devient terrible... La jeune aveugle, entouré de son mystérieux grand-oncle et de la sympathique gouvernante, Mme Manec, qui est finalement celle qui prend le mieux soin d'elle, elle prend son mal en patience...
Werner est né à la fin des années 1920, un peu avant Marie-Laure. Fils d'un mineur tué au fond d'un puits, il a grandi dans un orphelinat d'une cité minière de la Ruhr, avec sa jeune soeur, Jutta, au milieu d'autres enfants. Jusqu'à ce qu'il atteigne l'âge de revêtir l'uniforme des jeunesses hitlériennes et ne doive quitter le nid douillet pour un autre genre de société.
Blond, au point que ses cheveux sont presque blancs, les yeux d'un bleu soutenu, Werner est le parfait petit aryen, aux yeux de ceux qui organisent la propagande du régime. Mais, il est aussi petit pour son âge et pas franchement belliqueux. Werner est un rêveur qui, par hasard, s'est découvert dès l'enfance une passion étonnante : la radio.
Autodidacte, le jeune garçon est capable de réparer tout appareil qui lui tombe sous la main et possède un instinct inné pour assembler des circuits électriques, au point de bluffer des professeurs. Des qualités essentielles qui vont le mettre à l'abri de possibles brimades que pourraient entraîner sa frêle silhouette et son peu de passion pour la bagarre.
Cette passion va le mener sur le front, dans une mission essentielle, au coeur d'un conflit où la communication prend une place essentielle, cruciale, même, que ce soit sur le plan militaire ou politique, qu'il s'agisse d'informer ou d'intoxiquer... Plus scientifique que soldat, il va poursuivre son apprentissage au plus près des combats.
Le Stabsfeldwebel Von Rumpel est un soldat, loyal, obéissant. Mais, tout en remplissant avec efficacité le rôle qui lui a été assigné par ses supérieurs, il va, pendant toute la durée de la guerre, poursuivre un autre lièvre. Oh, il s'agit bien, en tout cas au départ, d'une mission officielle, mais, petit à petit, certains événements vont transformer cette quête en une démarche personnelle, vitale.
L'acharnement dont fait preuve Von Rumpel dans cette poursuite, la brutalité dont il n'hésite pas à user ne sont alors plus seulement l'expression de la barbarie nazie à l'oeuvre, mais bel et bien la manifestation de l'énergie du désespoir qui le mine un peu plus chaque jour. L'urgence est partout, dans le recul des troupes allemandes face à l'avancée alliée, mais pas uniquement, en ce qui le concerne...
L'Océan de Flammes est un magnifique diamant. Cent-trente-trois carats, rien que ça, une forme parfaite de poire, une transparence idéale... Jamais taillé, c'est incontestablement l'un des plus beaux diamants connus dans le monde. Et, comme il se doit, il traîne derrière lui une histoire extraordinaire à laquelle se mêle une légende tenace.
Une légende qui ambiguë, entre bénédiction et malédiction. Une légende qui, d'une certaine manière, ne fait qu'attiser un peu plus les convoitises qui entoure ce diamant. Toutes les précautions qui l'entourent ne suffisent pourtant pas lorsque éclate la guerre. L'Océan des Flammes va alors connaître une nouvelle page de sa fabuleuse histoire...
Enfin, il y a Saint-Malo et sa cité corsaire. Un endroit hors du temps, superbe, dressé face à l'océan, riche de son histoire séculaire et des légendes, encore des légendes, oui, qui s'y attachent. Plus qu'un écrin pour l'histoire relatée par Anthony Doerr, Saint-Malo en est un personnage à part entière. Elle, ses remparts, ses îlots, ses maisons, ses secrets...
Et surtout sa position, qui va en faire une des dernières poches de résistance d'un Mur de l'Atlantique contourné par le débarquement en Normandie de juin 1944. Mais, la ville va devenir un point stratégique que les Alliés doivent absolument faire tomber pour que leur avancée vers l'est ne risque pas d'être perturbée à l'arrière.
Voilà pourquoi, en août 1944, la cité corsaire va faire l'objet d'une effroyable série de bombardements alliés qui va réduire ce joyau architectural à l'état de ruines. On dit que, sur près de 900 bâtiments, moins de 200 resteront debout à l'issue de cette semaine terrifiante. Et même les maisons encore debout furent sévèrement endommagées.
C'est en fait lors de cette semaine de bombardements que se déroule la trame centrale du roman d'Anthony Doerr. Le reste, ce que je vous ai raconté en pointillés jusque-là, nous est relaté par chapitres en forme de flash-back, alternant avec la situation des personnages cités plus haut, tous coincés dans l'enceinte fortifiée en passe d'être détruite.
Une décennie, de 1934 à 1944, durant laquelle Marie-Laure et Werner vont passer de l'enfance à l'adolescence et s'approcher bien trop vite de l'âge adulte. Car, en temps de guerre, qu'on soit soumise à une occupation étouffante pour la jeune française, ou au joug d'un régime totalitaire et dément, comme le jeune allemand, on mûrit vitesse grand V.
Rien n'est simple dans le vie de ces deux adolescents, dont on suit le parcours en parallèle. Parallèle ? Ah, le terme n'est pas forcément juste. Des lignes parallèles ne se rejoignent jamais, or, les trajectoires de Marie-Laure et Werner, on le sent bien, sont faites pour se rejoindre, à un moment donné. Peut-être même sont-elles liées depuis longtemps...
La jeune Française est d'un grand courage dans une adversité qui semble s'acharner. Et pourtant, malgré ses malheurs, elle semble trouver à Saint-Malo un certain équilibre, réussissant même à apprivoiser son grand-oncle jusque dans sa tanière. Avec lui, elle retrouve sa passion pour Jules Verne et pour "20 000 lieues sous les mers", son livre de chevet, qui tient une place toute particulière dans cette histoire.
Les coups durs s'accumulent sans que jamais elle ne se décourage. Un destin anonyme, ni exemplaire, ni héroïque. Une vie, vécue avec ténacité et caractère, sans doute, mais aussi avec une grande simplicité, sans se plaindre ou réclamer. Marie-Laure est un personnage au combien attachant, à plus d'un titre, et dont le lecteur partage certains secrets.
Werner aussi, malgré l'uniforme qui le porte et le place dans le mauvais camp, est attachant. Il a ce petit côté rêveur digne d'un savant Cosinus. Non pas qu'il n'ait aucune perception du monde et des événements qui l'entourent, mais il y évolue avec une idée fixe en tête : ces questions liées à la radio qui le fascine et pour lesquelles il montre une habileté et une intuitions incontestables.
Werner, c'est l'éclair de rationalité scientifique au milieu des ténèbres fanatisées du nazisme. Bien sûr, il participe, à sa manière, à l'effort de guerre, dans un rôle sans doute bien plus important qu'il n'y paraît. Du contre-espionnage, pourrait-on dire. Mais, surtout, il poursuit son rêve de chercheur, sa compréhension du phénomène qu'il s'est choisi pour sujet d'étude.
Ce jeune homme, comme Marie-Laure, sont des lumières dans un monde sur lequel l'obscurité est tombée. Une obscurité métaphorique, mais aussi bien réelle, lorsque Saint-Malo se retrouve sous les bombes, la poussière, l'horreur, la peur... Ce sont des fanaux que le lecteur suit, avec angoisse, dans leurs évolutions respectives.
Parler de lumière en évoquant une jeune aveugle, on pourrait dire que je pousse un peu. Mais je ne le crois pas. A mon sens, Anthony Doerr manie son stylo, son clavier comme un prisme à travers lequel l'oeil du lecteur perçoit tout un spectre de luminosités différentes, qu'incarnent les personnages, certains objets, certains lieux.
Il faut que ces étincelles, ces loupiotes subsistent malgré tout dans le sombre contexte où elles se trouvent. Et tout l'enjeu est là. Ces lumières, ce sont aussi l'espoir. Un espoir qui prend des formes différents pour chacun, je n'entre pas ici dans les détails mais je pense que vous retrouverez à la lecture cette idée force et que vous la verrez poindre dans ce billet.
L'espoir contre le drame. Et cette phrase, mise en tête de ce billet, qu'on retrouve à deux reprises dans le roman, si je ne dis pas de bêtise. La version d'Anthony Doerr du "Carpe Diem" de Horace appliquée à des situations contemporaines et des protagonistes qui pourraient parfaitement être des personnages antiques, tant le destin tient une place énorme dans leurs existences.
Des destins implacablement marqués par cette IIe Guerre Mondiale, qui a pris fin il y a 70 ans cette année... Une vie d'homme, en quelque sorte... Peu à peu, les témoins de cette époque que nous avons connus, côtoyés, s'éteignent, autres lumières retournant à l'obscurité. Leurs témoignages n'en prennent que plus de valeur et il est urgent d'ouvrir nos yeux, et nos oreilles, pour qu'une fois que la mort, inexorable, aura fait son oeuvre, ces souvenirs demeurent. Pour que nous ne devenions pas aveugles. Et sourds.
Marie-Laure et Werner, mais aussi la plupart des personnages de ce roman, ont été marqués de façon indélébile par ces événements. Ceux qui y ont survécu vont traîner ces souvenirs terribles derrière eux, vont vivre hantés par les absences... Mais ils sont aussi ceux qui restent capables de transmettre la lumière. Comme on transmet des messages par ondes en espérant qu'ils seront captés, quelque part.
Anthony Doerr signe avec "Toute la lumière que nous ne pouvons voir" un roman bouleversant qui s'étale sur près d'un siècle, au final, même si son coeur est une décennie. Entre ce contexte historique si particulier et très original, cette ville de Saint-Malo que j'ai visitée et que je revois, entre les lignes, même à 70 ans de distance et une reconstruction la plus fidèle possible plus tard, et ces destins ballottés, la puissance de ce drame peut déferler.
Marie-Laure et Werner ne sont pas que des figures immortalisés sur des clichés sépias ayant traversé les années. Non, ils prennent chair sous nos yeux et nous les accompagnons dans leurs aventures, souffrant, tremblant à leurs côtés. Espérant cette rencontre qu'on sent inévitable... Doerr ne les ménage pas, pas plus que le lecteur, dont il fait battre le coeur un  peu plus vite jusqu'à un final très américain, ai-je trouvé, où l'on entend jouer quelques violons, mais qui reste parfaitement cohérent et ne perd pas de sa force, romanesque ou sentimentale.