Bernard Minier est, pour moi, et je ne suis pas le seul à le penser, une des grandes révélations du thriller français de ces dernières années. Avec sa série construite autour du commissaire Servaz, il s'est vite fait remarquer. Pourtant, pour son quatrième roman, il a choisi de délaisser (provisoirement) son univers familier, le sud-ouest de la France et ses personnages récurrents pour se lancer dans un exercice de style : écrire un thriller à l'américaine. Défi relevé avec "Une putain d'histoire", publié chez XO (qui a joué le jeu, signalons-le, car éditeur de la série Servaz, cette maison aurait pu renâcler), qui nous emmène dans l'Etat de Washington, quelque part entre Seattle et la frontière canadienne. Mais, au-delà du style choisi, qui change radicalement avec les premiers romans de l'auteur, on retrouve certains thèmes déjà abordés, comme l'adolescence et la difficulté à appréhender cette période de transition menant vers l'âge adulte. On y parle aussi d'un sujet brûlant d'actualité : la surveillance numérique...
Henry a 16 ans et vis sur Glass Island, un îlot situé presque à la limite entre les Etats-Unis et le Canada, entre Seattle et Vancouver, pour mieux visualiser. Il habite là depuis quelques années avec ses deux mamans, Liv et France, et s'est parfaitement intégré à la vie de cette petite communauté. Certes, il n'est pas né ici, comme ses amis, mais c'est tout comme.
Amateur de films d'horreur et de musique grunge, il appartient à un groupe d'amis de son âge, tous natifs de Glass Island, inséparables. Chaque jour, ils prennent le ferry pour aller à l'école et reviennent par le même moyen de transport sur l'île. Parmi ces amis, il y a Naomi, avec qui Henry sort depuis quelques mois.
Tous sont confrontés aux mêmes problèmes que tous les adolescents, on grandit, on quitte l'enfance, on se prépare à entrer dans cet âge adulte qui n'a pas grand-chose de rassurant. Ils sont encore à l'époque des sorties communes, des balades sur l'île, des premiers émois sentimentaux et sexuels, des cours qu'on suit d'une oreille plus ou moins distraite, en attendant que la cloche sonne.
Et puis, un jour, Naomi et sa mère disparaissent. L'adolescente n'est jamais descendue du ferry sur lequel elle a embarqué après les cours ; quant à l'adulte, elle demeure introuvable. Hélas, bientôt, on retrouve le corps sans vie de Naomi et c'est toute la paisible communauté de Glass Island qui est touchée par ce crime odieux.
Oh, il n'y a pas que des saints, sur cette île. Certains hommes, certaines familles ont une vilaine réputation, des casiers judiciaires bien remplis, suscitent plus la crainte que le respect de la part des autres habitants de Glass Island. Mais, rapidement, c'est une autre piste que la police locale, peu habituée à ce genre d'enquête, va suivre.
Et cette piste, c'est celle de Henry... Il faut dire que le jeune homme s'est justement disputé avec Naomi sur le ferry peu avant la disparition de la jeune femme et tout a été filmé par les caméras de surveillance du bateau. Un élément à charge qui ne prouve rien mais fait peser sur le jeune homme de fortes présomptions.
Alors, Henry, pour la première fois de sa jeune existence, va prendre sa vie en main : lui seul peut prouver qu'il n'est pour rien dans la mort de Naomi. Et surtout, il aimerait bien comprendre le sens de la phrase lapidaire que sa petite amie lui a lancée lors de leur dispute. Quelques mots qui l'ont marqué profondément. Autant qu'à la recherche de l'assassin, c'est donc à la recherche de lui-même que va partir Henry.
Ces événements vont réveiller les démons qui sommeillaient, ou plutôt prospéraient discrètement sur Glass Island mais vont aussi attirer l'attention de personnes peu recommandables qui ignoraient sans doute jusqu'à l'existence de l'îlot avant que n'éclate ce drame... Désormais, l'île est dans l'oeil d'un cyclone sans commune mesure avec la pluie qui tombe si souvent sur elle...
Bernard Minier fait de Henry le narrateur de sa "Putain d'histoire". Il adopte donc un style sensiblement différent, dans le fond comme dans la forme, de ce qu'on lui connaissait. Pas facile de parler comme un ado de 16 ans, il faut trouver un ton juste. Certains le trouveront peut-être un peu vulgaire, mais, pour ma part, j'ai trouvé l'exercice intéressant. Et puis, on ne s'attend pas à ce qu'un ado des années 2010 parle comme le Grevisse.
Intéressant, parce que cela donne une patte spéciale à cette histoire et parce que l'on se retrouve en contact avec le personnage central bien plus que par une narration à la troisième personne. Ici, on a l'impression de partager tous les états d'âme de ce garçon à la vie bien tranquille brutalement projeté dans un vortex d'émotions, de peurs, de doutes, d'incertitudes... Une totale perte de repères.
Comme je l'ai dit en préambule, et Bernard Minier le rappelle lui-même dans une interview qu'on peut lire en fin d'ouvrage (et sur le site des éditions XO également, me semble-t-il), "Une putain d'histoire" est un roman sur l'adolescence. Le contexte est forcément particulier, puisqu'on est dans un thriller qui se déroule presque en huis-clos, mais la notion d'apprentissage et de quête initiatique est bel et bien présent.
Quand je dis, et je n'en dis pas plus, évidemment, que Henry va partir à la découverte de lui-même, ce n'est évidemment pas négligeable. Parce que ce que ce garçon de 16 ans va découvrir, et nous avec, c'est ce dont il est capable. Comment il peut prendre les choses en main en situation de crise, s'adapter, réagir, jouer avec le feu et éviter de se brûler.
Henry ne se ménage pas, pas plus qu'il ne ménage ses amis, venus en renfort pour essayer de disculper leur pote et de découvrir la réalité. Eux qui ont toujours vécu à l'écart des turbulences du monde moderne vont connaître leurs quotas d'aventures et de frissons. Mais, incontestablement, c'est Henry qui va le plus loin dans cette quête, puisqu'il est à la fois chasseur et proie.
D'un seul coup, c'est en adulte que le jeune garçon, à peine sorti du cocon très protecteur de ses deux mamans, va devoir réagir. Une version accélérée de tous les rites de passage possibles en quelques jours, pour passer d'un gamin certes indépendant mais plutôt timide, à un homme remettant en cause toute son existence, passée, présente et future... Avec, à la clé, pas mal de surprises et de secrets révélés...
La deuxième thématique forte du roman, c'est la question tellement sensible et tellement d'actualité, de la surveillance numérique. Tous fichés, partout, tout le temps. J'ai lu "Une putain d'histoire" avant que n'éclate le scandale si surprenant des écoutes de nos présidents par la NSA et je me retrouve à devoir parler de ce sujet qui n'est donc même plus un secret de Polichinelle.
Mais, dans "Une putain d'histoire", cette question n'est pas abordée sous couvert d'une hypothétique raison d'Etat, mais de façon plus angoissante encore, de mon point de vue. Difficile d'entrer dans les détails, puisque j'ai choisi, logiquement, je pense, de laisser cette partie de l'intrigue dans l'ombre, mais on ne parle pas d'une surveillance par un Etat, mais par une entité privée.
Ce pouvoir a une portée gigantesque et celui (ou ceux) qui le possèdent et le maîtrisent se retrouve avec une arme quasiment fatale. La possibilité, dans des parties d'échecs aux enjeux fondamentaux, de jouer avec plusieurs coups d'avance sur ses adversaires. A se demander si, enfin, Adam et Eve n'ont pas réussi à mordre dans le fruit de la connaissance pour devenir des égaux de Dieu... et du démon à la fois...
L'information, et j'emploie ce mot dans un sens très générique, car il recouvre bien des domaines, est capitale dans "Une putain d'histoire". Pour les personnages, mais pour le lecteur également, car nous ne possédons pas toutes les clés de ce qui se déroule sous nos yeux, en particulier cette intrigue secondaire que vous découvrirez et qui vient s'intercaler dans le récit de Henry.
Mais la collecte de données n'est pas tout. Leur interprétation est également un enjeu majeur, ainsi que la manière dont on utilise ce savoir. Malgré tout, cela n'assure pas forcément d'avoir le contrôle de la situation parce que, si cela donne un avantage, en revanche, cela ne permet pas d'éliminer ce facteur humain qui empêchera toujours les dominants de dominer en rond.
Reste qu'on est bien dans la matérialisation du cauchemar à la Orwell. Avec une dimension plus inquiétante encore que celle de "1984", car elle n'est pas aussi apparente et claire, mais au contraire, souterraine, insidieuse et tapie dans les autoroutes de l'information qui ont pris une place si importante dans nos vies.
L'irruption de cette intrigue reposant sur la surveillance numérique apporte un regain de tension à l'histoire qui se déroule sous nos yeux. Elle ajoute du piquant et fait planer une menace supplémentaire. Les événements de Glass Island sont-ils alors le point de départ ou, au contraire, une conséquence d'autres événements plus complexes ?
Voilà pour deux des grandes problématiques de ce livre, construit comme un page-turner, mené tambour battant et sans véritable pause. Après avoir terminé sa lecture, vous aurez peut-être comme moi la sensation qu'il faudrait relire tout cela d'un oeil neuf. Car, au premier abord, embarqué dans l'engrenage que constitue l'intrigue, on passe sans doute à côté de détails importants.
Les questions sont là, rapidement, posées et étalées sur la table. Reste à relier les points entre eux, et ce n'est évidemment pas si simple, et à découvrir les réponses-clés qui permettront de mener à la vérité. Mais, avant cela, il va falloir regarder Glass Island d'un tout autre oeil. Eh oui, tout est question de point de vue, comme disait Philip K. Dick. Ici, je dois dire que cette dimension visant à lever le voile de respectabilité de ce lieu est assez jubilatoire.
La bourgade si calme et ordonnée, épouvantablement chiante, même, disons-le, voit soudainement son image voler en éclat et ses turpitudes révélées. Et il s'en passe de belle, à Glass Island, la désormais bien nommé, puisqu'elle se révèle par transparence. On se croirait presque, la pluie en prime, dans un univers à la Agatha Christie ou à la Simenon. En plus moderne, bien sûr.
Je me suis pris au jeu de cette putain d'histoire. L'ambiance particulière de Glass Island (ne cherchez pas sur les cartes, je crois qu'elle n'existe pas, mais l'archipel auquel elle appartient, en revanche, n'est pas une invention), la géographie particulière de cet îlot qui en fait un lieu propice au mystère, la galerie de personnages assez gratinée qui y vit et un dénouement qui dépote m'ont happé.
Je n'ai pas été dérangé par le changement stylistique ou rythmique que l'auteur a choisi de nous proposer avec ce nouveau roman. Au contraire, j'ai trouvé intéressant l'espèce de jeu de miroirs qui (volontaire ou pas ?) s'installe entre ce livre et les précédents, comme deux revers d'une même médaille. Comme deux facettes du talent d'un auteur en pleine ascension.