"Notre collaboration fondée sur la méchanceté trouvera bientôt ses limites (...) Nous aimons-nous, Vicomte ? Ou sommes-nous simplement égoïstes, prétentieux et ridicules ?

Par Christophe
Voici une lecture qui doit pas mal au hasard. Une offre 2 livres achetés, un offert, une précédente lecture terminée, un trajet en RER à occuper... Et me voilà feuilletant le livre du jour, simplement pour voir de quoi il en retourne. Le temps du trajet et je sais que je vais finir rapidement ce livre, parce que j'ai accroché à l'idée de l'auteur et à ses personnages, odieux, vaniteux, insupportables et méchants. Oui, la présentation est un peu paradoxale, mais, à l'image du titre de ce roman "Nous sommes cruels", de Camille de Peretti (disponible au Livre de Poche), je dois reconnaître que j'ai mauvais fond et que ce genre de lire rempli de mauvais esprit est pour moi un délice. Il faut dire que la romancière, dont c'était là un des premiers romans publiés, s'est appuyée sur des maîtres du genre : rien moins que la marquise de Merteuil et le vicomte de Valmont, personnages centraux des "Liaisons dangereuses", de Choderlos de Laclos, dont les mânes sont convoqués dans les beaux quartiers en cette fin de XXe siècle...

Julien et Camille sont fils et fille de bonne famille. Sans doute de la grande bourgeoisie parisienne. Ils ont 17 ans, à la fin des années 1990, s'apprêtent à passer leur bac et à poursuivre des études secondaires. Mais, ces adolescents, cultivés, amoureux de littérature, un peu "old-fashioned", s'ennuient ferme, malgré les copains, les sorties, les études...
Avec leur bande d'amis, Julien et Camille communiquent beaucoup, mais essentiellement à travers une riche correspondance. Ce sont ces courriers, mais aussi ces autres modes de communication modernes émergents que sont le mail et le sms, qui composent ce roman épistolaire. On y découvre la vie et les états d'âmes de cette génération qui va devenir adulte avec le changement de siècle.
Le charisme des deux adolescents fait d'eux les centres naturels de ce groupe de filles et de garçons liés par une intimité amicale très forte. Dans ce contexte particulier, Julien et Camille vont décider de se lancer dans un défi inspiré de leur livre de chevets : "les liaisons dangereuses", apologie du libertinage dans une France pré-révolutionnaire.
Julien sera un parfait Valmont, séduisant et vénéneux à souhait, et Camille endossera la personnalité de la froide et calculatrice marquise de Merteuil. Ensuite, ils définissent des règles communes : ils "chasseront" des "proies" que l'un aura désignées à l'autre, et réciproquement ; il faudra séduire, conquérir et apporter la preuve de ce haut fait au comparse.
Et puis, surtout, interdiction de tomber amoureux de ses proies ! Il faut garder la tête (et le coeur) froid, afin de manipuler et de séduire les cibles de ce jeu plein de cruauté. Car, évidemment, ce qui est important, c'est que la proie, elle, tombe amoureuse. Et les "trophées" que doivent présenter Julien et Camille l'un à l'autre sont les preuves de ce sentiment naissant et croissant.
Mais le plaisir qui réside dans ce jeu, ce n'est pas seulement celui de la séduction, de la conquête, de la victoire, qui sera matérialisée par le sentiment exprimé par la proie, mais aussi par la relation sexuelle qui s'instaurera. Non, le plaisir macabre du jeu mis en place par Julien et Camille, c'est que celui qui commande peut ordonner à l'autre de rompre à n'importe quel moment et de manière irrévocable...
Imaginez l'état d'un adolescent ou d'une adolescente larguée brutalement et sans aucune explication par celui ou celle qui, quelques heures auparavant, lui jurait encore un amour éternel et l'envoyait au septième ciel... "Plaisir d'amour ne dure qu'un moment, chagrin d'amour dure toute une vie", dit la chanson, mais ici, ce chagrin est la conséquence d'un complot d'une violence inouïe.
Au départ, c'est dans leur cercle d'amis, un peu élargi, que les deux cerveaux de cette machiavélique histoire, vont désigner leurs proies. C'est trop facile, certaines des proies ayant déjà un faible pour Julien ou Camille. Alors, ils vont peu à peu se lancer des défis plus difficiles, sur des connaissances récentes ou des inconnus.
Tout deux savent bien que le kif suprême sera atteint lorsque Julien aura trouvé sa Mme de Tourvel et Camille son Danceny. Une cible apparemment inaccessible et qu'il faudra détourner du droit chemin. Avant de le pousser du haut du nuage rose sur lequel il planera. Le cynisme de la démarche ravit les deux complices, devenus amants et entretenant une relation dans laquelle désir, jalousie, pouvoir se mêlent...
Je m'arrête là pour ce résumé, qui, volontairement, se concentre sur les deux acteurs principaux du livre. Mais, ils ne sont pas omniprésents : les correspondances de leurs ami(e)s et proches sont également lisibles, au moins en partie. Une note précise que ce n'est pas l'intégralité de ces échanges que nous lisons, mais un choix de l'éditeur.
Je dois dire que les 50 premières pages sont un régal de méchanceté et de cynisme et j'ai énormément ri aux vacheries que balancent les personnages, à leurs comportements dénués, en apparence, en tout cas, de tout sentiment. Ces gamins, insupportables, hautains, pédants, parfois, sont froids comme la glace et impitoyable, manipulant tout le monde avec maestria.
Eux, ils étaient sérieux, quand ils avaient 17 ans... Trop, même. Et tout à fait conscient de leur méchanceté, jouissant autant des corps de leurs "proies" que du pouvoir qu'ils exercent sur elles. Ils transforment tout à fait consciemment leurs relations en objets, qu'ils déplacent au gré des envies du maître du jeu...
Alors, bien sûr, ils font quelques entorses aux règlements qu'ils ont eux-mêmes fixés. Camille, en particulier, semble vouloir prendre le dessus sur Julien. Pas dans le cadre du jeu, mais par soif de pouvoir. A moins qu'il n'y ait d'autres raisons. Julien, sorte de dandy, rebelle de salon, dilettante et, de mon point de vue, tête à claques, est fondamentalement un joueur.
Mais pas Camille. Camille ne joue pas, Camille cherche à assouvir tout autre chose. Sans doute, certains d'entre vous auront noté la similitude entre le prénom de la principale protagoniste et l'auteur du livre. C'est plus qu'une simple coïncidence. Ajoutez-y, en fin d'ouvrage, dans la page réservée aux remerciements, ce premier paragraphe :
"PARDONSA ceux qui croiront peut-être se reconnaître entre ces lignes. Mes personnages ne sont que de pâles copies de leur réalité".
Il y a du règlement de compte dans l'air, par roman interposé. Comme si Camille, la vraie, celle de chair et de sang, avait plutôt fait partie, en son temps, des victimes du même genre de jeu qu'elle fait mener par la Camille, le personnage d'encre et de papier. Comme si le ressentiment profond longtemps refoulé déferlait d'un seul coup à travers cette histoire.
Camille de Peretti ne signe pas avec "Nous sommes cruels" une relecture des "Liaisons dangereuses", car ce livre est au coeur du récit contemporain et les personnages s'inspirent directement de lui. Ils ne rejouent pas "les liaisons dangereuses", ils jouent à Valmont et Merteuil. Ainsi, ils connaissent pertinemment la fin tragique de ce classique et veulent éviter de suivre le même chemin.
Dans quelle mesure y parviendront-ils, c'est évidemment un des intérêts du livre. La fin ouverte laissera chacun se faire une opinion, mais il se peut aussi qu'elle en frustre certains. Pas moi, j'y vois un parfait "game over" et l'exercice ultime de la cruauté déployée au long des 18 mois sur lesquels s'étend l'histoire de "Nous sommes cruels".
Mais Laclos n'est pas le seul auteur classique auxquels se réfèrent Julien et Camille. Jeunes gens cultivés et nourris de littérature, ils truffent leur correspondances de références et même de citations. On croise, en particulier, d'autres écrivains ayant traité du libertinage, sous des formes tout de même moins violentes que Laclos, tels que Marivaux ou Musset.
Julien, après une prépa à Saint-Cyr va tenter Sciences Po, Camille, comme sa meilleure amie, Marie, se lance en hypokhâgne. Ils sont d'excellents élèves, promis à un brillant avenir, qui fera sans doute la fierté de leurs parents... Quoi que, on peut se demander le rôle que jouent les parents dans cette affaire, tant ils sont absents, à l'exception de la grand-mère de Camille, vieille dame en train de devenir sénile.
Car, pour que ces jeunes gens si bien comme il faut révèlent des personnalités aussi odieuses et asociales, c'est quand même qu'il y a eu quelque part de la friture dans l'éducation reçue. Ne tombons pas dans la sociologie de bazar, ni dans la lutte des classes, mais on ne peut oublier le terreau sur lequel ont grandi ces enfants.
Une grande bourgeoisie, aux allures d'aristocrates, vie dans les quartiers chics de Paris, meilleures écoles, vacances dans les propriétés familiales en Corse ou en Normandie, voyages à New York ou à Bali... Non, ces enfants n'ont certainement manqué de rien, en tout cas sur le plan matériel. Les carences semblent surtout porter sur la dimension affective. Ont-ils été aimés, ces jeunes ?
Et puis, et c'est un hasard, là encore, dans l'ordre de mes lectures (deux autres suivront), "Nous sommes cruels" est aussi un roman sur l'adolescence. Sur cet âge si délicat où l'on n'est plus un enfant et pas encore un adulte. La cruauté que déploient Julien et Camille a ce quelque chose d'enfantin, la recherche de souffre-douleur pour s'affirmer et rouler des mécaniques.
Mais, en choisissant de jouer avec les sentiments à un âge où l'on n'en est plus vraiment à chercher la prime amourette, ils s'exposent aussi aux conséquences de leurs actes. Et là, la responsabilité de ce qu'ils provoqueront, ils ne pourront pas toujours l'affronter comme des sacripants ricanants dans leur coin, contents de leur bon coup.
Non, il leur faudra y répondre en adulte, ce qu'ils affectent seulement d'être. Leur maturité n'est encore qu'embryonnaire et lorsque la comédie va prendre un autre tour, alors, on découvrira toutes les insuffisances, toute l'inexpérience dont ils font preuve. Ils vivent dans un livre, pensent écrire le leur et ne mesurent pas le mal qu'ils font. Et, si c'est le cas, c'est pire encore...
Oui, j'ai bien ri les 50 premières pages, avant que ce jeu ne prenne une tournure beaucoup moins amusante. Le drame couve et les deux tourtereaux, sans cesse à se titiller, s'aiguillonner l'un, l'autre, ne s'en rendent pas compte. Ou se donnent cette impression. Sans doute manque-t-il à ce jeu un trophée suprême, symbole de cette cruauté ordinaire. Au risque de perdre toute humanité.
Et de galvauder et avilir la plus belle chose qui soit : l'amour.