"Satan, ton nom est puberté !"

Pour être franc, j'avais repéré une autre citation pour servir de titre à ce billet, mais, faute de l'avoir notée, je n'ai pas réussi à la retrouver... Le boulet ! Alors, j'ai opté pour la punchline, parce que cette phrase m'a bien fait rire, comme l'humour sombre et cynique (oui, encore) qui préside à notre livre du jour. Encore une satire, encore un roman sur l'adolescence et un constat sans doute, au final, bien plus tendre et positif qu'on ne pourrait l'imaginer. Oui, Joey Goebel, jeune romancier talentueux de 35 ans, est un auteur qui plonge sa plume dans le vitriol (on se souviendra de l'excellent "Torturez l'artiste !"), mais sa manière de parler de l'Amérique profonde à travers des personnages souvent extrême, n'est pas dénuée d'espoir ou nihiliste, elle se veut un révélateur. Nouvel exemple avec "Seul contre Osbourne", son quatrième roman publié en France, aux éditions Héloïse d'Ormesson. A l'heure où la France n'en finit plus de débattre sur l'avenir de son école, voici un livre qui vous montrera qu'on n'est sans doute pas si mal loti... Et une plongée dans la génération Y drôle, acide et déroutante...
Vandalia, c'est un peu le centre de l'Amérique. Personne ne sait vraiment dire si cette paisible bourgade du Kentucky se trouve au nord, au sud, à l'est ou à l'ouest. Elle ressemble à bien d'autres villes du Midwest, mais c'est là que vit le personnage principal de "Seul contre Osbourne", le jeune James, adolescent pas tout à fait comme les autres...
Depuis qu'il est entré au lycée Osbourne, de Vandalia, il s'est un peu plus isolé du reste des jeunes de son âge. Bien qu'il y ait près de 2000 élèves dans l'établissement, il évolue la plupart du temps dans son coin, n'entretenant que des relations superficielles avec ses camarades de cours et se sentant vraiment déphasé au milieu d'eux.
On comprend au fil des pages que sa situation familiale n'est pas étrangère à cette situation, mais ce n'est certainement pas la seule explication. Vêtu chaque jour du même costume appartenant à son père, James est aussi un élève doué et consciencieux qui rêve d'être un jour écrivain, quand ses congénères, eux, ne pensent qu'à assouvir le déchaînement de leurs hormones en folie. C'est dire s'il détonne.
Atterré, le jeune homme a l'impression d'être entouré d'obsédés sexuels qui ne pensent qu'à la prochaine fois où ils pourront baiser qu'à des élèves en fin de cycle. Et le contexte de cette journée au cours de laquelle s'ouvre le roman n'aide en rien : c'est la rentrée des vacances de printemps, il ne reste plus que quelques semaines avant la fin de l'année scolaire, avant la fin du lycée.
On est donc entre le Springbreak, ces vacances au soleil qu'on pourrait résumer en sexe, drogue, alcool et rap et/ou techno, au cours desquels on se lâche allègrement, et le bal de fin d'année, rendez-vous incontournable de la vie américaine, véritable rite de passage matérialisant d'une certaine façon la fin de l'adolescence et l'entrée dans l'âge adulte.
James observe cette période avec une certaine consternation. Même s'il avait pu, il ne serait pas parti dans une quelconque station balnéaire du Mexique ou d'un pays voisin pour une semaine de fiesta non-stop. De toute façon, pendant que ses "amis" se déhanchaient sur de la musique de danse de jeunes en maillots de bain avec moins d'un gramme de sang dans leur alcool, lui avait d'autres chats à fouetter.
Pour cette rentrée, James est dans un état d'esprit délicat, la tête un peu ailleurs et pas une super envie de replonger au milieu de tous ces élèves que, disons-le clairement, il méprise. Non pour ce qu'ils sont, mais pour leur je-m'en-foutisme et leur refus d'apprendre, de s'élever, de grandir. Alors, il fait profil bas et espère retrouver Chloe, la demoiselle dont il est épris sans jamais avoir osé se déclarer.
Mais, à peine la voit-il qu'il la trouve changée... Bientôt, des rumeurs arrivent à ses oreilles qui vont ajouter à la noirceur de son humeur : Chloe a bien profité de ses vacances, elle est partie au Springbreak et a donné une image bien loin de la jeune fille sage et complexée que connaît James. Et, en plus, elle aurait choisi pour petit copain le pire mec possible à ses yeux, un crétin patenté, symbole parfait de cette génération hyper-sexualisée que vomit le jeune homme.
Chauffé à blanc par ces dernières nouvelles désolantes, moqué, bousculé, irrité par les réactions de ses camarades à un texte qu'il a écrit pour le cours de littérature, James vit une sale, très sale journée. Il prend alors une décision qu'il sait lourde de conséquences, mais au point où il en est, peu importe : il va faire annuler le bal de promo...
"Seul contre Osbourne" se déroule sur une seule journée, de l'arrivée de James dans l'enceinte du lycée, où l'on voit d'entrée le décalage total entre lui et les autres, et le moment où il quitte les lieux après les cours. Entre les deux, environ 8 heures pendant lesquelles s'inscrit l'histoire de ce livre. Huit heures et un sacré coup de pied dans la fourmilière.
Précisons que l'action se déroule en 1999, à l'époque où Joey Goebel aurait parfaitement pu être à Osbourne. Peut-être y est-il, d'ailleurs, mais je ne veux pas m'avancer pour la part autobiographique qu'on peut supposer présente dans ce roman. Précisons que ce qu'il décrit n'a sans doute pas changé depuis, même si une génération a passé.
L'agacement de James, qui n'est pas tout blanc dans l'histoire, car il ne fait rien pour paraître sympathique, concerne la médiocrité ambiante qu'il constate au quotidien. Il faut dire que les cours auxquels nous assistons lors de cette journée passée à Osbourne donnent surtout lieu à un "joyeux" bordel, et on ne peut pas dire que la volonté de travailler soit farouche, quelque soit la matière.
Une médiocrité qui, aux yeux de James, déborde du peu de motivation pour l'activité scolaire pour imprégner toute l'existence de ces filles et de ces garçons qui se complaisent dans cette vie conformiste, sans relief, sans ambition, sans envie autre que le sexe, qui se la jouent rebelles sans jamais vraiment défier l'ordre établi.
Qu'ils soient geeks, punks, gangstas, sportifs, cheerleaders, leaders, suiveurs, expansifs ou au contraire, sérieusement introvertis, tous semblent avant tout rentrer dans des cases. Appartenir à un groupe pour masquer des solitudes et des difficultés à s'assumer comme des adultes en devenir... A sa manière, James est une exception, au moins, au début.
Car, lorsqu'il réussit à faire annuler le bal, il découvre Osbourne sous un angle bien différent. Comme s'il avait réveillé ce petit monde de sa torpeur. Seul ? Non, il ne l'est pas. Ce bal ne fait pas l'unanimité comme il le pense et son action va déclencher un vrai débat au sein des élèves du lycée. Des réactions auxquelles il ne s'attendait pas du tout...
C'est la révolte des invisibles ! Deux clans apparaissent, celui de ceux pour qui cette annulation est un drame, ceux pour qui ce qu'a fait James est un acte de courage et de provocation qu'ils n'auraient jamais envisagé. En quelques minutes, voilà James porte-drapeau des laissés pour compte, comme lui, et bouc-émissaire des élèves populaires... Une situation qui le dépasse un peu...
Mais, au-delà d'un clivage simple, presque un peu caricatural au premier abord, ce que décrit Joey Goebel est beaucoup plus fin : ce bal de promo est un excellent révélateur de la manière dont se sentent ces adolescents d'Osbourne (et certainement pas seulement eux) : les populaires, pour qui c'est la consécration, fulminent, les losers se réjouissent parce que leur isolement n'apparaîtra pas de manière criante...
Et puis, il y a ceux qui sont entre les deux : celles et ceux qui se réjouissaient de participer à un tel événement, pour lequel ils auraient pu revêtir de magnifiques habits, rouler en limousine et goûter à un moment si spécial pour ce qui pourrait bien être la seule fois de leur existence ; ou encore, ceux que ce carnaval écoeure et qui pour rien au monde n'y participeraient, sans pour autant le remettre en cause, de peur de déplaire...
Le spectre est large, James n'appartient d'une certaine manière à aucun de ces groupes : il n'est pas vraiment un loser, il est un élève brillant sans être populaire, il n'est pas a priori contre ce bal, auquel il aurait volontiers emmené Chloé... Mais il est en colère et le contexte de ce jour de rentrée est si particulier qu'il pète les plombs.
Regrette-t-il son geste ? Oui, mais pas longtemps, car les réactions suscitées de part et d'autres ne vont finalement que renforcer son impression d'avoir agi avec justesse. Reste à savoir ce que sera sa vie à venir. Evidemment, on a des indices là-dessus dans la dernière partie du roman et, paradoxalement, là aussi cela semble donner raison à James...
Au final, "Seul contre Osbourne" est un roman sur l'adolescence et la difficulté à trouver sa place dans la vie. Jamais simple, c'est vrai, cette génération semble se rattacher à un certain nombre de normes sociales et culturelles dont on ne sort surtout pas. Joey Goebel dénonce ce conformisme qui s'habille en rébellion et fait que, finalement, on nivelle tout par le bas.
Il montre aussi que les cas des uns et des autres ne sont pas tous désespérés. La lumière va même venir de là où James ne l'attendait pas. Pourtant, elle est vite mise sous le boisseau : surtout ne pas se démarquer et surtout, ne pas passer pour quelqu'un de brillant. Respecter la norme pour ne pas passer pour un ringard et ne pas être rejeté.
Lorsqu'on lit la quatrième de couverture, sans doute influencé par les mots "bal de promo", on pense à "Carrie", le roman de Stephen King, et peut-être plus encore à son impressionnante adaptation cinématographique par Brian de Palma. Mais, James n'est pas une version plus moderne de la pauvre Carrie, tenaillé entre le fanatisme de sa mère, son don et les moqueries permanentes de ses "camarades".
En fait, "Seul contre Osbourne", lorsqu'on le termine, ramène plus vers "Moi, Charlotte Simmons", de Tom Wolfe, où le maître du "nouveau journalisme" passait au scalpel les campus des grandes universités américaines, avec un constat assez proche de celui de Goebel, en ce qui concerne la sexualité débridée et la médiocrité revendiquée.
Farce féroce dans sa première partie, "Seul contre Osbourne" prend un tour différent dans sa seconde et permet de regarder une partie des personnages avec une réelle tendresse. Que sont-ils devenus, depuis 1999, on ne le sait pas. Mais, ce qu'on comprend, c'est la véritable trouille que peut représenter pour un adolescent ce saut dans l'inconnu qu'est le passage à l'âge adulte.
Alors, tant qu'on a aucune responsabilité à assumer, pourquoi ne pas s'amuser jusqu'à la folie, la démesure ? On peut aussi se dire qu'on voit les symptômes d'une génération qui doute terriblement de son avenir : à quoi bon se décarcasser dans les études, puisque l'avenir est incertain, trouble ? Cette Amérique profonde qui vit un peu sous cloche, est aussi très bien dépeinte à travers ce roman dont les questions sociales et raciales ne sont pas absentes.
Derrière le cynisme et l'humour noir d'un Joey Goebel, qu'on n'imagine pas non plus avoir assisté à son bal de promo, en smoking, il y a bien des questions qui se posent pour ce qu'on appelle la génération Y, mais aussi pour la suivante. Pour les enfants de ces jeunes que l'on suit dans "Seul contre Osbourne" et qui sont le fruit de ces doutes, de ce conformisme et qui ont sans doute encore moins de visibilité quant à leur propre avenir...