Ça faisait un moment que je ne vous avais pas présenté trois auteurs brésiliens contemporains. Je n'ai pas l'impression que ce soient les articles que vous préférez, mais ce sont des articles qui me tiennent à cœur et que j'ai très envie de faire. Attendez-vous d'ailleurs à en revoir deux ou trois dans le courant du mois de juillet ;-)
Confrontés quotidiennement à la mort physique et matérielle, ces travailleurs ne ressentent ni tristesse ni solitude. Ils vivent, du mieux qu ils peuvent, et apprennent à orienter leur regard là où la misère est moindre.
L'intrigue de Charbon animal est totalement centrée sur ces trois personnages et leur quotidien. Pas besoin d'élément perturbateur dramatique ici, leur quotidien en est déjà largement parsemé et est assez riche pour donner de la matière et du relief au roman. Et si l'histoire d'Ana Paula Maia est une des plus saisissantes que j'ai lu récemment, bizarrement je ne me l'explique pas. Ce qui pourrait être terriblement ennuyant chez quelqu'un d'autre est passionnant chez elle ; j'adore ses personnages, qu'on pourrait penser passifs et victimes de leur vie mais qui sont en fait terriblement vivants ; j'adore leurs histoires qu'on découvre petit à petit, la force et l'énorme sensibilité qu'il y a en chacun d'eux et la façon dont ils font face aux épreuves (atroces) qui les attendent. En construisant ce roman autour de la symbolique du feu, Ana Paula Maia a su créer des personnages intéressants, attachants et inoubliables. Un roman inattendu, avec du caractère et une sensibilité incroyables et qui m'a fait passer un excellent moment. Une vraie claque, même.
« Nous mourons, nous sommes brûlés jusqu'au dessèchement, broyés en grains uniformes puis jetés dans les égouts par des étrangers. L'acte œcuménique est pour les autres, ceux qui après les cendres retourneront à la poussière. Pour les moins fortunés, il reste l'immondice des égouts comme tombeau. » chapitre 2, page 24.
Une journée dans la vie de la ville de São Paulo : des gens perdus dans l'anonymat de la mégalopole, des couples qui se défont, des enfants mordus par des rats dans des taudis immondes, des enlèvements, des meurtres, des camelots, des vagabonds, des chômeurs, des prêcheurs sur les places, des voleurs, des chauffeurs de taxi qui racontent leur vie à leurs passagers, tous plongés dans la nostalgie d'une vie d'avant meilleure qu’ils ont abandonnée au nom de l'argent et de la survie. Les protagonistes se croisent sans se rencontrer et l'auteur, placé dans la perspective du personnage et non du spectateur, donne un aspect très singulier à cette fresque d'un immense troupeau perdu dans l'anonymat d'une vie frénétique, dont personne ne connaît plus rien.
Les tableaux se multiplient, l'écriture déploie un kaléidoscope du rythme de la cité et le langage fragmenté reflète cette course à l'intérieur de la plus grande ville d'Amérique latine.
Les histoires sont toutes précédées d'un numéro (69 au total) et s'étalent le temps de quelques lignes ou de quelques pages pour nous raconter un épisode de la vie d'une mère, d'un homme, d'un chauffeur de taxi, ou encore pour nous décrire un menu, un lieu, une liste de métiers. Autant de composants de la vie quotidienne, originaux, déconcertants, inattendus, loufoques ou complètement banals, qui sont transformés par Luiz Ruffato en éléments littéraires pour procurer à ses lecteurs une véritable expérience. Luiz Ruffato va ici à l'encontre des conventions et nous propose un roman particulièrement original et inédit !Toutes ces petites histoires nous sont présentées avec modestie et avec leur caractère tout éphémère et futile ; on s'attache à certains personnages, on en oublie d'autres très rapidement, on passe rapidement sur certaines listes et on s'attarde sur quelques paragraphes : c'est finalement avec un sentiment d'humilité qu'on sort de cette lecture, comme conscient de l'infini dans lequel on s'inscrit et de notre insignifiance. Mon paragraphe préféré ? Sans aucun doute le paragraphe n°34, l'histoire d'une femme qui ne retrouve pas sa fille. En deux petites pages, Luiz Ruffato décrit une situation terrible et réussit à réveiller une multitude de sentiments dans le cœur du lecteur. C'est un passage que j'ai trouvé particulièrement émouvant et qui fait preuve d'une humanité tout particulière au milieu de ce fatras de paragraphes et d'histoires décrites par l'auteur -un passage tout simplement inoubliable pour moi. Un roman étonnant et incroyablement moderne à mettre entre les mains des lecteurs aventureux.
« 41. TAXI
Vous avez un itinéraire de préférence ? Non ? Alors nous allons prendre le chemin le plus rapide. Qui n'est pas le plus court, vous le savez. Ici, à São Paulo, c'est pas le chemin le plus court qui est le plus rapide. A c't'heure... cinq heures et quart... à c't'heure la ville est déjà bloquée... les périphériques, les rues transversales, les parallèles, les avenues, les boulevards, les rues, même les petites rues, tout, tout est bourré de voitures et de klaxons. Vous savez qu'une fois j'ai rêvé que la ville s'était arrêtée ? Vraiment arrêtée, complètement. Un embouteillage immense, un encombrement monstre, comme encore jamais vu, et personne n'arrivait à avancer, même pas d'un centimètre... On croirait un truc de cinéma, pas vrai ? Eh bien ça me plaît. J'aime beaucoup voir des films. Mais je préfère les anciens. (...) »
Paniqué, dans l'incompréhension la plus totale, angoissé à l'idée de ne pas avoir son avion, ou tout simplement par bêtise, l'étudiant en chinois exprime dans un long monologue toutes les pensées qui lui passent par la tête pendant cet interrogatoire. Pendant un seul et unique paragraphe de soixante pages, on le lit déblatérer ses idées racistes et idiotes, ses préjugés douteux et ses pseudo-informations glanées sur des blogs et des articles publiés en ligne par des anonymes et sans source. Triste parangon de l'homme moderne, l'étudiant chinois nous fait subir pendant tout le premier chapitre tout l'ennui de ses idées et de son langage -à tel point que j'ai du ponctuer ma lecture de nombreuses pauses pour ne pas être lassée ni assommée par ce flot de paroles. La seconde partie du livre nous éclaire et nous permet quant à elle de dessiner les contours de l'intrigue qui se cache derrière ces dialogues apparemment sans fond. Long monologue lui aussi, le deuxième chapitre nous fait entendre, suppose-t-on, la voix d'une femme commissaire. A quoi l'ancienne professeure de chinois est-elle mêlée ? Que fait-elle avec une fillette de cinq ans qui n'est pas sa fille ? Pourquoi allait-elle en Chine ? Si l'histoire, l'intrigue même de ce roman nous paraît très obscure au début du roman (voire inexistante), elle se dévoile petit à petit. On remercie Bernardo Carvalho de nous expliquer ce mystère en toute fin du livre - explication offerte comme une récompense d'être arrivé à bout de ces longues tirades. Étrange histoire sur l'immigration, le développement de la Chine, sur ce que les nouvelles technologies de l'information font de nous et sur la recherche de ses racines et du sens à donner à sa vie, Reproduction est, à l'instar de Tant et tant de chevaux, une expérience littéraire à part entière ; une histoire dans laquelle on se lance innocemment, puis à corps perdu, avant de finir par une explication brutale. Une très belle prouesse de créativité !
« Finalement, on parle quelle langue ? Aucune contradiction. Voilà un mot qui n'existera dans aucune langue du futur. Cohérence non plus. Dans la langue du futur, vous allez pouvoir dire ce que vous voudrez, sans conséquence, sans responsabilité, ni contradiction. Vous voulez dire que les éditorialistes des journaux écrivent ce que les lecteurs veulent lire, pour ne pas être renvoyés ? C'est bien ça ? Vous voulez dire que les chroniqueurs des journaux ont peur et comptent sur le fait que les lecteurs sont des imbéciles ? Ce n'est pas ce que vous dites ? Non ? Figurez-vous que moi non plus je ne le savais pas et maintenant je le sais. Et c'est pour ça que tout ce que vous direz ne vaudra plus la peine d'être dit dans la langue du futur. Aucune contradiction. Vous finirez par dire que tout le monde parle la même langue et que chacun n'a qu'à comprendre ce qu'il voudra. Vous croirez ça. Que tout est pareil et équivalent. Mais au fond, ce que vous direz c'est autre chose, le contraire, dans la langue du futur. Un mot pour un autre, dans la langue du futur. La langue du futur dira toujours le contraire. » p.66J'espère que cet article vous a plu, que certains de ces livres vous ont intrigué et vous ont donné des idées de lectures ! N'hésitez pas à me faire part de vos lectures si vous avez découvert des auteurs de littérature brésilienne récemment !
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