"Tous s'uniront à la fin (...) Nous fédérons le monde pour le guider".

Par Christophe
Après un détour remarqué par la case thriller fantastique (ascendant urban fantasy) avec la trilogie "Lévithan", dont les tomes font l'objet de billet sur ce blog, Lionel Davoust revient à la fantasy pure et dure. Il nous invite à retourner dans l'univers d'Evanégyre qu'il explore depuis quelques années déjà et dans lequel, par exemple, se déroulait "la Volonté du Dragon", son premier roman. Avec "la Route de la Conquête", publié l'an passé aux éditions Critic, il explore ce monde dans sa diversité géographique et historique à travers une série de textes, une novella et quelques nouvelles, certains inédits, d'autres déjà parus dans des anthologies, et qui, réunis ensemble, forment un recueil non seulement équilibré, mais surtout une formidable allégorie de l'impérialisme et du pacifisme dans lequel on pourra imaginer voir quelques épisodes historiques de notre propre monde. Le tout, servi par l'imaginaire acéré et l'écriture précise et remplie d'images fortes et de personnages marquants. A lire en apéritif avant la sortie annoncée pour août d'un roman qui aura lui aussi pour décor Evanégyre...

Le recueil s'ouvre sur le texte éponyme, "la route de la conquête", plus long texte du livre, qu'il m'aurait même plus de voir développé en un roman, voilà qui est dit. Nous sommes en 388 après l'avènement de l'Empire d'Asreth qui, depuis, a décidé d'unifier Evanégyre afin de respecter la Volonté du Dragon.
A la tête de la septième Légion, se trouve la Commandante Suprême Stannir Korvosa, qui a fait bien du chemin et pris bien du galon depuis qu'on l'a rencontrée dans "la Volonté du Dragon". L'objectif de ces troupes est donc de prendre le contrôle d'une région de steppe que les populations nomades locales, les Unsaïs, appellent l'Océan Vert, en raison de sa luxuriante végétation.
Korvosa, surnommée "la Faucheuse", a carte blanche pour accomplir la Volonté du Dragon, de la diplomatie jusqu'à la guerre. Une intervention brutale que peut soutenir une technologie de pointe assurant la supériorité des troupes d'Asreth sur l'ensemble des peuples d'Evanégyre. En particulier, ces impressionnantes armures que l'on voit en couverture du livre, et qui donne au récit un petit côté steampunk.
Alors, parole ou force ? Voilà la question qui se pose à la Commandante Suprême. Les premiers contacts avec les Unsaïs, peuple en apparence on ne peut plus pacifique, ne font que renforcer ce questionnement. Mais, cette rencontre montre aussi qu'il y a un univers entre les deux civilisations, tant sur le plan culturel et philosophique, que technologique.
On pourrait qualifier les Unsaïs de primitifs, du point de vue d'Asreth, dont les troupes sont si sûres de leur force, de leur légitimité aussi. Mais, sur un terrain qu'ils ne connaissent pas et ne maîtrisent pas, face à un peuple dont les lois et coutumes ont de quoi surprendre les légionnaires et leur chef suprême, rien ne se passe vraiment aussi facilement que prévu.
Qu'à cela ne tienne, puisque les Unsaïs ne veulent pas accepter de rejoindre l'union prônée par Asreth, la Volonté du Dragon devrait être appliquée par la force, quitte à raser l'Océan Vert et à éliminer ce peuple rebelle. Certes, sur le papier, c'est ce qui devrait se passer. Mais c'est sans compter Stannir Korvosa, qui détient tout pouvoir, dans cette région éloignée des centres névralgiques du pouvoir d'Asreth.
Or, la Commandante Suprême, qui en a connu, des campagnes, qui a fait une carrière exemplaire, doute. Et si la force n'était pas la meilleure solution à sa disposition ? Les Unsaïs doivent-ils être sacrifiés à la Volonté du Dragon ? Pour la première fois de son illustre carrière, Stannir Korvosa pourrait désobéir et chercher une alternative. Mais à quel prix ? Pourrait-elle trahir ses idéaux ? Et serait-ce vraiment une trahison ?
Un premier texte qui, pour moi, aurait pu faire un roman à lui seul. Je l'ai tant apprécié que je me suis senti terriblement frustré au moment d'en tourner la dernière page... Je voulais la suite ! C'est dire si ce texte m'a accroché. On y retrouve des problématiques très contemporaines, on repense aux interventions américaines au Vietnam ou en Irak, avec pourtant d'autres problématiques.
Car les Unsaïs sont tout, sauf des guerriers. Attention, ce n'est pas une civilisation parfaite. On va découvrir des côtés plus sombres, pouvant heurter nos valeurs, mais la guerre, c'est quelque chose d'inconnu pour eux. En revanche, il y a ce lien si particulier à cette nature, assez hostile, dans laquelle ils vivent au quotidien.
Intéressant, d'ailleurs, de rapprocher ce désert végétal, comme on nous décrit l'Océan vert et la politique d'Asreth, qu'on pourrait rapprocher du poing de fer dans un gant de velours. "Si vi pacem, para bellum", nous apprend-on depuis l'Antiquité latine. Il y a de ça, et comme une justification pour étaler sa puissance. Mais, ici, tout cet arsenal, politique et technologique, se heurte... à l'inconnu.
Entre les Unsaïs et leur steppe, il y a comme une symbiose, et tout être extérieur à cet écosystème se retrouver étranger au sens strict du terme. Appréhender cette région, dans sa géographie comme dans sa sociologie est un élément qui n'a pas été pris en compte par le pouvoir central d'Asreth, si certain de pouvoir tout unifier à sa main, comme on le voit dans le titre de ce billet, sorte de slogan qu'ont sans cesse à la bouche les hommes de Korvosa.
Et puis, comment négliger cet aspect fort : les deux principaux personnages de cette novella, pourtant très belliqueuses, sont des femmes. J'ai évoqué Stannir Korvosa, qui en est la protagoniste majeure, mais il ne faudrait pas oublier son aide de camp, la lieutenante Méléanth Vascay. Elles forment un binôme parfait que la campagne chez les Unsaïs va sensiblement modifier.
"La route de la conquête", texte épique, malgré ces questionnements, est absolument passionnant pour les réflexions qu'il propose au lecteur. Mais aussi pour le portrait de cette femme, Stannir Korvosa, détentrice d'un pouvoir énorme et absolu qui, a-t-on l'impression, lui pèse, aussi. La rencontre avec les Unsaïs est peut-être révélatrice d'une lassitude et d'un besoin de paix. Comme si elle découvrait un nouvel horizon...
J'ai fait assez long, sur ce premier texte, mille excuses, je vais essayer d'être plus concis sur les suivants. A commencer par "Au-delà des murs". Une histoire qui se déroule près d'un siècle avant le texte précédent, en 297, lors de l'épouvantable bataille des Brisants. L'atrocité a été à son comble et c'est un soldat marqué par les faits dont il a été le témoin autant que l'acteur qu'on découvre. Au point d'avoir perdu la raison.
On se retrouve au coeur d'un récit qui rappelle certains témoignages de vétérans rentrés détruits du Vietnam, par exemple. Là encore, le décalage entre la Volonté du Dragon et la politique militaire qui en découle et les civilisations qu'il faut contraindre, alors qu'elles ne comprennent pas vraiment de quoi il s'agit, est frappant.
Et, cette fois, on sent que les soldats engagés dans cette campagne n'ont pas eu le même genre d'hésitation entre la voie diplomatique et l'option armée. Au grand dam de certains combattants, qui ont côtoyé l'horreur (essentiellement suggérée) et ne l'ont pas supporté. Marqués à jamais par les conséquences d'une politique aveugle et pourtant présentée comme essentielle et légitime.
"La fin de l'histoire" nous ramène encore un peu plus près de la naissance de l'empire d'Asreth. Nous sommes en 132, lors d'une campagne qui se déroule dans une région faisant penser à l'Amazonie (point de vue personnel). Toujours la même chose, rencontre avec une civilisation très différente qu'il faut rallier à Asreth.
Là encore, rien ne se passe vraiment comme prévu et c'est le récit d'une expédition dans la forêt d'Isendra, à travers le regard d'un conservateur dont nous lisons le journal. Ce n'est donc pas un soldat, cette fois, qui nous guide dans cette expédition, mais le résultat sera le même. Avec un cran de plus franchi dans l'horreur.
Cette nouvelle, c'est la dénonciation claire et nette de l'impérialisme et de ses conséquences terribles. Ici, pas d'union, mais une vraie absorption, si je puis dire. Autrement dit, l'extinction d'une civilisation qui n'a rien demandé à personne. Plus que l'impérialisme américain, ici, c'est à l'empire romain qu'on songe et à son aigle, annexant et civilisant à tour de bras.
Une nouvelle qui vous glacera certainement le sang par sa chute, très impressionnante. Et dans laquelle on trouve ces mots terribles : "nous n'avons pas le choix, il faut les sauver d'eux-mêmes"... Lorsque la loi du plus fort s'impose et rend légitime même l'absurdité de ce genre de commentaire. La civilisation et l'Histoire en marche. Pas l'humanité.
Retour en 297, pour "Bataille pour un souvenir". Mais en changeant de point de vue, car, cette fois, ce n'est pas du côté d'Asreth mais de ses adversaires, qu'on se trouve. Cette fois, les troupes de l'empire ont trouvé à qui parlé. Oubliée la diplomatie, c'est la guerre et la guerre faite avec férocité, sans aucun quartier.
Face aux machines asriennes, cette monstrueuse technologie qui as de quoi décourager tout adversaire, se dressent les redoutables guerriers-mémoire. Ou quand la guerre efface toute forme d'humanité chez les soldats, au point de renier jusqu'à ce qu'ils sont, ont toujours été pour ne se vouer qu'à une seule chose : "l'honneur d'un peuple".
La guerre est un métier auquel on se consacre corps et âme pour qu'il ne reste plus rien de la personne originelle. L'homme, sous l'armure, l'équipement, ultra-moderne ou rudimentaire, ne ressent plus alors que la despertance... L'être humain se déshumanise et devient le substitut d'une machine de guerre qui n'a plus pour seul objectif de tuer son adversaire.
Rude constat dans cette nouvelle et vive condamnation de la guerre et de la folie qui l'accompagne. De la violence dans laquelle on se noie jusqu'à une certaine forme de bien-être. Comme si notre corps, secrétant telle ou telle hormone, nous récompensait de ces pulsions belliqueuses. Et l'on perd de vue jusqu'aux questions morales, de justice ou de droit pour ne garder que la férocité...
Bond dans le temps pour "le guerrier au bord de la glace", puisque nous voilà en 983 après la création de l'empire d'Asreth. Débute alors la seconde guerre d'Evanégyre et on entre dans la période que les historiens ont nommé les âges sombres (je précise, je ne l'ai pas encore fait) que ces repères chronologiques ne se trouvent pas dans les corps des textes, mais en fin d'ouvrage, ainsi que d'autres dates importantes.
L'empire lutte contre une insurrection. La politique d'unification, pour le bien des peuples, a donc laissé quelques mécontents... Il s'agit désormais non plus d'imposer la Volonté du Dragon mais bien de la défendre. Nous suivons Jared, un soldat d'Asreth, revêtu d'une de ces fameuses armures ultra-technologiques qui ont tant fait pour permettre les succès passés de l'empire.
Dans son armure, il communique avec une intelligence artificielle qui se nomme sobrement "conscience". Jared est un garçon impétueux, qui peut prendre des initiatives inconsidérées. L'une d'elle va l'éloigner de son régiment et l'entraîner dans un piège où il se retrouvera littéralement seul avec sa conscience...
Belle métaphore, car face à lui-même, sa survie nettement compromise, Jared va se lancer dans une quête de soi où "Conscience" est sa seule interlocutrice. Bien des vérités sortiront alors de ces moments passés loin du chaos de la guerre, mais dans une situation pas loin d'être désespérée. L'occasion peut-être, enfin, d'oublier les drames pour retrouver l'essentiel. Mais un peu tard...
La dernière nouvelle du recueil est très particulière. La seule qui n'entre pas dans la chronologie dont nous avons parlé. La date est inconnue mais certainement très ultérieure à toutes les autres. Il y a une raison à cela : "Quelques grammes d'oubli sur la neige" avait été rédigée pour l'anthologie des Imaginales "Magiciennes et sorciers". Lionel Davoust avait souhaité rester dans l'univers d'Evanégyre malgré un thème qui ne collait pas trop a priori.
On y découvre un univers de fantasy plus classique, dans le sens où l'on est dans un contexte médiéval assez éloigné de celui qu'on a vu jusque-là. Un roi fait convoquer une sorcière, Irij Wolfran, auprès de lui au grand dam de la cour et des religieux qui l'entoure. Mais, elle est le dernier recours du souverain, Wer, qui voit son royaume menacé par un interminable hiver, la famine, les maladies...
Désespéré, le monarque veut voir son peuple ne plus souffrir. Sauf qu'il est incapable de lui apporter ce dont il a besoin. Alors, il s'adresse à la sorcière pour qu'elle manipule le temps et lui permette d'avoir la vision de son royaume prospère et de ses sujets en bonne santé. La sorcière va relever le défi, comblant Wer.
Mais cette relation, tout comme celle qui lie Irij au narrateur, Ludwar, novice destiné à devenir prède, les religieux de ce royaume, vont prendre une ampleur inattendue et dramatique. Qui contrôle qui, et dans quel but ? Et surtout, que sont ces visions qui semblent agir comme une drogue suscitant une terrible addiction ?
Construite comme un conte de fées, cette dernière nouvelle sort apparemment du cadre du reste du recueil. Et pourtant, on est bien dans une histoire dans laquelle il faut garder un royaume uni et assurer sa pérennité. De manière certes différente de ce que fit Asreth, mais les objectifs sont les mêmes. Jusqu'à défier Dieu et ses représentants.
Mais c'est surtout la question de l'Histoire, très présente, elle aussi, dans les précédents textes, celle qu'écrivent les vainqueurs, qui est au centre de cet ultime texte. Ce que Irij préconise est le retour à un passé qui a été banni, effacé. Comme si Asreth, longtemps après sa gloire, se retrouvait dans la situation des civilisations qu'elle a soumis tout au long de l'unification.
Asreth devient un mythe, on ne sait même plus si ces faits ont vraiment eu lieu ou si ce sont des légendes qui se sont transmises de générations en générations... Comme tous les grands empires, Asreht se révèlent donc un colosse aux pieds d'argile, qui peut s'écrouler. Après la grandeur, la décadence, c'est la destinée de toute civilisation aspirant à la domination.
Voilà un recueil équilibré, qui ne lasse pas, car les histoires, les contextes, les situations sont sensiblement différentes. Et pourtant, il y a une unité dans tout cela, une volonté d'évoquer des questions de philosophie politique, autour du pouvoir, de l'expansion, de la guerre, mais aussi l'Histoire, avec une majuscule, comment elle s'écrit, se pérennise ou devient une mythologie.
Avec son écriture pleine de vie, de force, mais aussi de bruit et de fureur (il y a du grand spectacle, dans "la route de la conquête"), Lionel Davoust installe un peu plus cet univers si particulier d'Evanégyre sans le figer en le réduisant à l'empire d'Asreth. Et donne envie à sont lecteur d'y revenir vite, pour en découvrir de nouvelles facettes.