L'été, le temps de lire, du lourd et du léger, du français et de l'étranger, des romans et des récits. L'été, le temps de relire aussi.
C'est par ces quelques mots choisis qu'Isabelle Autissier présente son nouveau et troisième roman, l'excellent et plein de surprises "Soudain, seuls" (Stock, 249 pages) - un changement de maison d'édition parce que la navigatrice au long cours a suivi son éditeur de fiction, Manuel Carcassonne, passé de Grasset où elle avait publié les tout aussi bons "Seule la mer s'en souviendra" et "L'amant de Patagonie" (2009 et 2012) à Stock.
Voilà un livre magnifique qui nous emmène au bout du monde et au bout de soi. Ludovic et Louise sont des trentenaires heureux. Avant d'être trop âgés, ils partent faire le tour de l'Atlantique et peut-être du monde en voilier. Là, ils sont loin, près de la Patagonie chère à Isabelle Autissier.
"Là-bas est un endroit que je connais bien et que j'aime. Le rapport homme-nature m'intéresse, aussi dans le roman. Je pose les mêmes questions que dans "L'amant de Patagonie", celles de la position de l'être humain par rapport à la nature. Ici, le couple est dans un huis-clos. Leur amour est mis à l'épreuve de la situation. Jusqu'où peut-on aller quand ça craque de partout?"Les marins débutants ont laissé le bateau à l'ancre près d'une île australe. Ils sont montés dans l'annexe avec l'idée de visiter cette ancienne base baleinière. Elle, férue de montagne, est inquiète à cause des nuages qui arrivent. Lui s'énerve de cette prudence: pourquoi déjà rentrer alors qu'ils n'ont rien vu? Même pas le fameux lac sec.
"C'est le drame des marins peu expérimentés. Ils font une petite bêtise et se retrouvent dans la mouise. Pour le livre, il me fallait de la dureté. Des couples comme Louise et Ludovic, on en connaît plein. Ils aiment la nature mais ont grandi en ville. Ils ont le fantasme de l'année sabbatique."
Isabelle Autissier. (c) Francesca Mantovani/Stock.
Evidemment une tempête se déclare, violente, modifiant complètement le paysage, secouant le bateau au loin, tellement forte que l'annexe et son petit moteur ne passent plus dans les fortes vagues. Louise et Ludovic décident de passer se mettre à l'abri sur l'île et d'attendre que le grain passe. La prudente et l'impétueux s'expliqueront plus tard. La nuit n'arrange rien. Le vent redouble de violence. "Ils sont là, tous les deux, sans aucun être humain à des milliers de kilomètres à la ronde, seuls dans ce grand vent", écrit Isabelle Autissier."Ce que je dis, c'est que la nature n'est pas un terrain de jeux. Mes héros le redécouvrent brutalement. Sans doute, leurs arrière-grands-parents s'en seraient-ils mieux sortis qu'eux."Le lendemain matin, le soleil est là. Mais la baie est vide, le bateau a disparu. Ils sont seuls, prisonniers de cette île déserte. Une réserve naturelle interdite au public, destination cachée à leurs proches qui les croient en route pour l'Afrique du Sud.
"Moi aussi, j'ai navigué dans ce coin-là. Et je me suis dit: si je perds le bateau, je fais quoi?"Cette situation de détresse absolue remarquablement posée, la romancière va nous faire côtoyer de près ses deux Robinsons modernes. Le grand blond fougueux, gâté par la vie et par sa famille, et la petite brunette osseuse peu considérée par ses parents. Un couple qui s'aime et va découvrir une adversité absolue. Ils sont dans une situation épouvantable, sans issue, mais décident de s'en sortir. Comment et à quel prix? C'est ce que l'écrivaine nous dévoile petit à petit dans ce récit prenant, où les phrases coulent en une musique harmonieuse, fruit d'un long travail: "En écrivant, je lis à voix haute. Les mots ont une musique, ils sont la respiration de la phrase."
"Au départ, je ne savais pas s'ils allaient survivre ou pas. A la fin de la première partie, dramatique, je me suis dit que je ne pouvais pas abandonner le survivant là-bas. J'ai voulu le faire revenir et je me suis demandé comment il allait ressortir de cette expérience. L'occasion de voir ce qu'on raconte de sa vérité, comment les autres s'en emparent, ce qu'ils en font. Je voulais que le personnage survivant se reconstruise, qu'il ait une blessure mais que la fin soit positive."Après de multiples péripéties qui montrent comment aller jusqu'au bout de soi, qui glacent le lecteur d'effroi tant il est en empathie avec le couple, seul au milieu des manchots, des otaries de mer et des rats, le roman rebondit en une deuxième partie, plus centrée sur la pratique du journalisme, où là aussi, on voit comment un rêve peut devenir un cauchemar.
"Les êtres humains sont capables d'aller très loin dans leur résistance, ils sont éminemment adaptables à la faim, au froid, mais l'isolement auquel ils ne sont pas préparés est psychologiquement la chose la plus difficile pour eux."L'instinct de survie de l'être humain est ici traité avec une infinie opiniâtreté. Quel talent de raconteuse elle a, Isabelle Autissier qui estime avoir écrit ici le plus romanesque de ses trois romans. "Publier un livre est un moment émouvant pour moi qui ne suis pas professionnelle. C'est une chose personnelle envoyée dans la sphère publique."
"Je n'avais aucun a priori sur ce qui allait arriver à mes personnages en commençant à écrire: j'avais un couple sur une île. Mais je vis avec eux. Je rêve d'eux. Les idées me viennent petit à petit. C'est le mystère de l’écriture.""Soudain, seuls" est une superbe robinsonnade australe et contemporaine. Un terrible suspense qui se déroule au loin tout en creusant la force de la résistance humaine et sans faire l'impasse sur ce qui se passe ici, chez nous, dans nos villes. Isabelle Autissier aborde par exemple le problème des réfugiés afghans en France. Pourquoi ce problème-là? "Parce que plein de gens font des choses aussi difficiles que mes personnages et ne sont pas des héros. Il ne faut jamais oublier cela." C'est, on l'a compris, un livre à ne pas manquer.
En ce moment, Isabelle Autissier navigue au Groenland avec un équipage composé d'alpinistes et de marins. "Mais, moi, je ne quitte jamais mon bateau, l'Ada 2, du nom d'une héroïne polaire", sourit-elle. "Je ne fais pas de course mais j'aime traîner dans des endroits lointains."
Rappel
DTPE 1 "Nous étions l'avenir", de Yaël Neeman (Actes Sud)DTPE 2 "Jules", de Didier van Cauwelaert (Albin Michel)
DTPE 3 "Le Caillou", de Sigolène Vinson (Le Tripode)
DTPE 4 "Georges, si tu savais...", de Maryse Wolinski (Seuil)
DTPE 5 "Quatre murs", de Kéthévane Davrichewy (S. Wespieser/10-18)
DTPE 6 "Et si on aimait la France", de Bernard Maris (Grasset)
DTPE 7 "Les quatre saisons de l'été", de Grégoire Delacourt (JC Lattès)