"Que va-t-il rester de nous, Monsieur l'administrateur ? Un tas de cailloux ? Une légende, dans le meilleur des cas ? Certainement pas la réalité de ce que nous avons été".

Roman historique. Voilà une locution qui ouvre à des débats infinis et impossibles à trancher pour savoir ce que cela recouvre exactement. Une nouvelle preuve avec notre billet du jour, puisque ce que je vais, moi, modeste blogueur, qualifier et étiqueter comme un roman historique, n'en est pas un pour son auteur, qui explique d'ailleurs pourquoi, en fin d'ouvrage... Et pourtant, il met en scène une des figures de notre Histoire les plus importantes (qu'on l'adule ou le déteste) : Napoléon Ier. En cette année qui a vu célébré le bicentenaire de la défaite de Waterloo, j'ai eu envie de conclure la lecture du cycle que Patrick Rambaud a consacré à l'Empereur. Il y avait eu "le Chat botté", le formidable "la Bataille", qui reste un must et "il neigeait", sur la retraite de Russie. Pour le moment, "L'absent" (publié chez Grasset et disponible au Livre de Poche) est le dernier volet de cette tétralogie, mais peut-être l'auteur reviendra-t-il à cette période qu'il décrit avec tant de talent, qui sait ? Mais, direction l'année 1814 et l'exil, le premier, sur ce minuscule caillou de l'île d'Elbe...
Au printemps 1814, la Grande Armée n'a plus de grande que le nom. Partout, les troupes impériales sont en déroute. A Paris, les monarchistes ont repris les points névralgiques du pouvoir et rêvent d'une Restauration qui ferait oublier la parenthèse Révolution-Empire qui, depuis un quart de siècle, met à mal leur pouvoir et leurs ambitions.
Pourtant, Napoléon ne s'avoue pas vaincu. Reclus à Fontainebleau, il réfléchit à la manière de reconquérir le pouvoir qu'il ne compte pas rendre aussi facilement. La stratège est déjà en train d'échafauder des plans pour reprendre Paris et en chasser ses adversaires. Mais, bien vite, il comprend qu'il est le seul à croire cela possible.
Les troupes monarchistes reçoivent des renforts extérieurs importants, d'Angleterre, de Russie, en particulier (les Cosaques, dit-on, sont aux portes de Paris !). Des troupes en bien meilleure forme que celles sur lesquelles peut compter l'Empereur et surtout, en bien plus grand nombre. Le conflit n'est plus simplement franco-français et, dans cette situation, l'avantage n'est plus en faveur du petit Corse.
Les fidèles parmi les fidèles, épuisés, démobilisés, n'ont plus confiance et se détournent de lui. Fontainebleau voit les grognards rester, mais les maréchaux, les officiers, fuir comme des rats quittant un navire en plein naufrage. Napoléon voit, avec eux, son empire s'en aller, parfois nuitamment, mais au galop.
Alors, il doit se résoudre. Se résoudre à partir, à quitter le trône impérial ("Un trône, ce n'est jamais que du bois doré où poser son cul !", dit fait d'ailleurs dire Rambaud à Napoléon), à quitter la France. Un exil supervisé par les Britanniques, qui n'ont aucune envie de voir l'Empereur rester à Fontainebleau. L'éloigner de Paris et des centres du pouvoir, réduire son espace vital à presque rien...
L'envoyer en Corse ? Oui, il en a été question, mais c'est Napoléon lui-même qui a refusé. Alors, on lui a trouvé un endroit idéal pour envoyer l'Empereur déchu : l'île d'Elbe. Une minuscule île méditerranéenne, pas très loin de la Corse, d'ailleurs, où il devrait couler des jours malheureux et le plus longtemps possibles.
La cour impériale, enfin, ce qu'il en reste, prend donc la route plein sud, traversant un pays divisé, les acclamations des premiers jours laissant place aux insultes et aux menaces plus le convoi avance vers la Méditerranée. Là où le parcours du petit Caporal avait débuté... On voit alors l'Empereur se sentir plus en danger que sur les champs de bataille européens, obligé de se cacher...
Ensuite, c'est la traversée agitée qui va le mener dans cette prison qu'avec nos yeux de touristes du XXIe siècle, il faut le dire, on trouverait quasiment paradisiaque. Oui, c'est très joli, l'île d'Elbe, mais ce n'est pas la France, encore moins l'Europe et il n'y a pas grand-chose à y faire. C'est son Château d'If, lui qui n'est pas encore Monte-Cristo...
"L'absent", surnom donné à Napoléon par les Parisiens à cette époque, est un roman en deux parties, la première évoquant donc la première chute de l'Empire et la seconde, la vie quotidienne pendant les 300 jours environ que l'Empereur passera sur son caillou, ruminant sa vengeance. Nous allons revenir sur cet aspect dans quelques instants.
Mais, d'abord, il faut préciser quelque chose d'important. Ce que je viens d'esquisser, c'est le contexte historique pur, même s'il est présenté sous un aspect romanesque et non celui d'un livre d'histoire. Cependant, Patrick Rambaud a ajouté à ce contexte un personnage de son cru : Octave Sénécal. Un jeune homme qui joue les espions impériaux à Paris, dans les milieux monarchistes.
Le garçon n'a pas froid aux yeux : s'il est démasqué, sa peau ne vaudra pas cher. Pourtant, ce qu'il découvre en ce printemps 1814 va lui être bien utile. Reste à trouver comment traverser la ligne de front, lorsque le moment est venu de fuir la capitale, pour rejoindre la cour à Fontainebleau. Alors, il va jouer... les espions !
Et le voilà revenant auprès de l'Empereur comme valet de chambre, en remplacement d'un véritable espion monarchiste. A lui de mener cette double mission à bien, tendant l'oreille pour glaner des renseignements et fournir des informations peu utiles voire fausses aux ennemis de Napoléon. Une mission au combien importe : certains sont en effet favorables à l'assassinat de l'Empereur au lieu de son exil...
Rumeurs, complots, tentatives... Ce séjour bellifontain n'est pas de tout repos pour Octave, qui est prêt à tout pour défendre son Empereur contre les traîtres (de son point de vue) qui en veulent à sa vie. Malgré son jeune âge, Napoléon lui fait confiance et, sans se confier véritablement à lui, il n'hésite pas à lui parler assez librement.
Voilà comment Octave va se retrouver du voyage pour l'île d'Elbe, homme de confiance d'un Empereur déchu qu'il est censé espionner pour le compte de ceux qui l'ont exilé. Mais, une fois sur l'île, il va surtout être le témoin de la nouvelle existence de celui qui, quelques mois plus tôt encore, était l'homme le plus puissant d'Europe, prêt à étendre sur elle les ailes de son aigle.
Et ce à quoi il va assister a de quoi surprendre. Pardonnez-moi, je sais que certains lecteurs n'aiment pas qu'on aille trop loin ou trop en profondeur dans les livres. Personnellement, je ne conçois pas de parler d'un livre sans lui "ouvrir le bide", chacun sa conception. Donc, soyez prévenus, on avance et on s'intéresse à la deuxième partie de "l'Absent", celle qui se déroule sur l'île d'Elbe.
Simplement parce qu'il me semble impossible de ne pas parler du Napoléon qu'on y découvre. Pas forcément celui qui va, sans mauvais jeu de mot, révolutionner l'île pour la transformer en un empire miniature (ce à quoi il fallait s'attendre, et ce que redoutait André Pons de l'Hérault, administrateur des mines de fer de l'île d'Elbe).
Non, c'est le Napoléon au naturel. Presque nostalgique et résigné, par moment, mais retrouvant à d'autres, de l'enthousiasme et une pétulance qu'on ne lui imagine pas forcément. Le voir jouer à cache-cache, si, si, je vous le promets, ou encore faire une blague de potache à l'un de ses officiers avant de s'esclaffer comme un môme alors que tous les autres restent raides comme des piquets, je dois dire que c'est tout à fait réjouissant.
C'est aussi ce qui est fascinant dans le personnage que montre Patrick Rambaud dans "l'Absent", cette dualité entre l'homme puissant et qui entend le rester, et l'être humain, redevenu humain, loin des responsabilités du pouvoir immense qu'il avait en main et des responsabilités qu'imposent de gouverner un tel empire.
Sur l'île d'Elbe, le Napoléon que côtoie Octave n'est plus vraiment le même que celui qu'il a connu à Fontainebleau et surtout, comme celui qui conquérait l'Europe depuis une décennie. Abattu, déçu, sans doute, des trahisons dont il a été victime, penaud et résigné. Puis, retrouvant de la superbe pour transformer l'île, la rendre plus conforme à ce qu'il est, au grand dam de certains (surtout ceux qui tiennent les cordons de la bourse), à la grande joie, d'autres, ravis de cette vie enrichie...
Enfin, brisant la retenue et la rigidité propres à son rang. Dans cette atmosphère paisible, Napoléon, tout en conservant une certaine étiquette, se permet donc des facéties. La nature, si proche de celle qu'il a connue dans son enfance corse, n'y est sans doute pas pour rien. Mais, gérer cet homme dans ce contexte, devient vite un casse-tête, car, qu'il le veuille ou non, la menace le visant perdure.
Patrick Rambaud a ce talent pour faire revivre cet épisode particulier de notre histoire et lui donner chaire, lui donner de la couleur, donner au lecteur de quoi faire fonctionner ses sens. Franchement, cette île d'Elbe, on a envie d'y lézarder, d'y passer un moment privilégié... Le plaisir de ce climat méditerranéen, de ces goûts, de ces odeurs...
Au milieu de cela, il y a ce personnage si particulier qu'est Napoléon, que Rambaud traite finalement comme n'importe quel personnage, réel ou fictif ; pas de déférence particulière, mais la volonté d'en faire le moteur de l'histoire. Et cela fonctionne, car, on se rend bien compte que tout tourne autour de lui : l'acceptation de l'exil, le départ, le choix de l'île d'Elbe, la vie sur l'île. Et aussi l'heure du départ... Mais cela est une autre histoire.
Alors, roman historique ou pas ? Tout est question de définition personnelle. Patrick Rambaud, en annexe, redevient journaliste et s'auto-interviewe sur ce point précis, expliquant, en substance, que son roman n'est pas un roman historique parce que l'Histoire ne lui sert pas de décor mais de sujet... On peut ne pas être d'accord, mais cet entretien ne manque pas d'intérêt, il faut le lire et se délecter de cet humour pince-sans-rire qui caractérise cet auteur.
Je vous conseille également, dans ces annexes, de regarder ce que deviennent par la suite les personnages prenant part à ce roman. Car, en dehors d'Octave, la très grande majorité des personnages principaux ont réellement existé. Et certains, j'ai évoqué Pons d'Hérault, par leur habileté à traverser les régimes successifs sans y laisser trop de plumes, sont redoutables !
Et puis, dernier point intéressant, dans ces annexes, l'explication étonnante de ce qui se déroule dans le tout dernier chapitre de "l'Absent". Non, je ne vous dis rien, mais cela permet, comme pour les précédents volets, de les relier à la littérature classique française. Bref, j'ai retrouvé, dans un contexte sensiblement différent, tout ce que j'avais aimé successivement dans "la Bataille", "Il neigeait" et "le Chat botté".