« Les Mémorables »
JORGE Lidia
(Métailié)
« Tous, depuis le simple soldat jusqu’au major, tous s’offraient à être des soldats inconnus. Je vous jure qu’il en a été ainsi. Ecoutez. Il y avait, réunis là, des intervenants décisifs, des représentants de toutes les armes, et le sentiment de tous ces gens était le même. Nous avons juré. Nous avons juré que dorénavant les mots je, tu, il, nous, vous allaient disparaître et qu’on n’utiliserait plus que la troisième personne, la personne collective, englobant tout un chacun, ils, eux. J’en ai été le témoin, ça a été enregistré. Aucun de nous ne souhaitait qu’on se réfère à des actes individuels ou qu’on en garde le souvenir, ce souvenir devait être à tout jamais un et indivisible, le souvenir d’un groupe de cinq mille, et tous diraient ils, eux. Un point c’est tout… »
L’homme qui parle est « l’Officier de Bronze », un des jeunes capitaines d’avril, un des acteurs majeurs de la Révolution des Œillets. Le Lecteur, lui, extirpe des tréfonds de sa mémoire le souvenir des prodigieuses journées lisboètes d’avril 1974. Des journées qui l’ont fortement marqué, à ce point fasciné qu’aujourd’hui encore il n’est guère de semaine où il ne fredonne « Grândola, Vila Morena », qu’il n’aille retrouver Zeca Afonso parmi les fatras du Net. Cette chanson-là, censurée par le régime fasciste, fut celle que choisirent les jeunes officiers et qu’ils firent diffuser sur les ondes (Radio Renascença) à minuit quinze pour annoncer aux cinq mille que le mouvement venait de commencer.
Lidia Jorge ne fait pas œuvre d’historienne. Ce que son roman raconte, c’est d’abord l’histoire d’Ana Maria,une jeune portugaise exilée aux USA, journaliste comme son père, à laquelle CBS commande, trente après les « évènements », une enquête sur les principaux protagonistes des journées qui furent celles de l’achèvement de la dictature salazariste. Elle revient à Lisbonne, s’installe chez son père et lui dérobe une photographie sur laquelle figurent les acteurs majeurs de la Révolution des Œillets. Assistée de deux complices, une intervieweuse et un technicien su son et de l’image, elle noue contact avec chacun d’entre eux afin d’obtenir qu’ils lui confient ce qui se situe au-delà du seul témoignage. Ce qui lui a laissé entendre son commanditaire : « Figurez-vous que parfois, encore que rarement, l’histoire est aussi un rêve agréable, qui peut s’avérer si apaisant qu’il vaut la peine au réveil d’en garder l’image par tous les moyens afin qu’elle ne s’évanouisse pas… ».
D’autres, en trente ans, ont agi en sorte que l’image s’évanouisse. Ils ont atteint leur objectif. La démocratie portugaise fonctionne selon les normes européennes. Les Capitaines d’Avril sont devenus des fantômes. Les rues de Lisbonne n’ont pas gardé trace de la multitude des œillets qui furent pourtant plus qu’un symbole. « C’était comme si les maisons et les rues étaient dépourvues d’une mémoire qui aurait dû être vive, et cet effacement lui semblait insupportable. » D’autant plus insupportable que le père d’Ana Maria s’enclot dans un mutisme qui ne facilite pas les (en)quêtes de sa fille.
« Les Mémorables » ! Ils restent à tout jamais les Mémorables. Ceux qui aujourd’hui dérangent encore, qui dérangent tant et tant que pour le système dominant, fut-il limité au seul espace portugais, il n’est rien de plus impérieux que de les reléguer dans l’oubli. D’abord et avant tout parce qu’ils firent la Révolution non pour eux–mêmes (et pour les sinécures à en retirer) mais pour le peuple portugais. C’est « El Campeador » (Otelo de Carvalho) qui au cours de son interview met le doigt sur ce que furent très vite les dérives voulues par ceux qui haïssaient cette Révolution : « Parce que l’historiographie portugaise, cette vieille pute qui ne prend en considération que celui qui la paie le mieux, s’apprête à faire de ma personne et de mes camarades d’insurrection un étendard d’ignominie.. ».
Jorge Lidia restitue cette mémoire par bribes. Sans jamais sombrer dans l’hagiographie, elle laisse entrevoir ce que furent les faiblesses, les incertitudes, les peurs, les doutes de ces jeunes officiers qui firent pourtant la Révolution. Avec toutes les interrogations afférentes, le sujet que traite Ana Maria pour CBS s’inscrivant dans un projet plus général sur le sens des Révolutions qui marquèrent le dernier tiers de l’autre siècle. Mais en prenant parti pour les Mémorables, ce qui est infiniment respectable. Puisque les Capitaines d’Avril furent à ce point infiniment respectueux du peuple portugais qu’il serait infiniment injuste de ne pas leur reconnaître la place qu’ils méritent.
Lídia Jorge - Les mémorables