"C'est la forme la plus exquise du comportement politicien, qui consiste à utiliser un fait vrai pour en faire un mensonge" (René Barjavel).

Je ne suis pas à 100% satisfait de cette citation, mais elle fera l'affaire. Car oui, il y a de la politique, du mensonge, de la manipulation dans cette histoire, et pas seulement. Beaucoup d'autres choses, à commencer par un personnages devenu au fil des années une des plus grandes figures de la littérature policière mondiale. Et, s'il ne rajeunit pas, si l'âge de la retraite approche un peu plus à chaque livre, il s'accroche et combat toujours le crime dans la Gomorre moderne qu'est Los Angeles (oui, je m'enflamme un peu...). Ce flic, c'est Harry Bosch, le personnage récurrent de Michael Connelly qui, dans "Ceux qui tombent" (chez Calmann-Lévy et disponible désormais au Livre de Poche), va devoir faire avec ce qui lui fait le plus horreur : les pressions politiques... Un roman particulier, avec deux enquêtes menées parallèlement où, à son habitude, le plus célèbre flic de LA va faire cavalier seul pour faire éclater la vérité...
La journée aurait pu être bonne pour Harry Bosch, car on lui fait savoir que sa demande pour repousser son départ en retraite a été acceptée. La hiérarchie a décidé de lui accorder, euh... un sursis, disons avec un brin d'ironie. Il lui reste un peu plus de 3 années, 39 mois pour être précis, pour exercer ce qui est plus qu'un métier pour lui, plus qu'une vocation, même.
Et pourtant, cette belle journée va être gâchée. En plusieurs temps. D'abord, Bosch et son coéquipier Chu, se voient confier une mission un peu particulière par leur supérieur. Un "cold case", une affaire ancienne non classée qui sent le souffre. D'abord, parce qu'il s'agit d'un crime à caractère sexuel, l'assassinat sordide d'une jeune femme de 19 ans.
Mais surtout, parce que ce qui motive la réouverture de l'enquête plus de 20 ans après les faits est un problème éthique de taille : en effet, lors d'une nouvelle analyse ADN sur un des prélèvements effectués sur place, une réponse est revenue positive. Une bonne nouvelle en soi, d'autant qu'elle désigne un criminel sexuel fiché et bien connu des services.
Sauf qu'il y a un hic... En effet, l'homme en question aurait eu... 8 ans au moment des faits pour lesquels il est désormais suspecté sur la base de la biologie. Reconnaissez que c'est un peu jeune pour étrangler une demoiselle de 19 ans avec une ceinture... Bref, il y a quelque chose qui cloche dans cette histoire et Bosch et Chu, à qui sont destinées les affaires spéciales, vont vite devoir démêler le vrai du faux.
Car, s'il s'agit d'une erreur des jeunes inspecteurs qui ont rouvert le dossier, alors, c'est tout le service qui sera éclaboussé et des centaines d'affaires résolues par ces policiers verront leurs verdicts remis en cause. Pour éviter tout cela, une seule solution : trouver qui est vraiment coupable de ce meurtre ancien et démontrer que l'enfant devenu violeur lui-même se trouvait bien sur les lieux, quelque soit la raison de cette présence.
Voilà de quoi exciter le flair de Harry Bosch qui se sent pousser des ailes. Il y a là un magnifique challenge à relever et il entend le faire rapidement, histoire, s'il le peut, de dissiper les nuages qui risquent de rapidement s'amonceler au-dessus de ce service où il se sent bien. Mais, à peine a-t-il commencé à plancher sur cette affaire qu'il est interrompu séance tenante...
Un autorité bien supérieure, le bureau du chef de la police, rien que ça, lui ordonne d'abandonner ce qu'il fait sur le champ pour se consacrer sans attendre à une affaire, toute récente, celle-là, puisqu'elle date du matin même. Pas moyen d'y couper, la demande émane en effet d'une vieille connaissance de Bosch lui-même... Un homme avec qui le flic n'est pas franchement en bons termes.
Il s'agit d'Irvin Irving, un ancien flic qui, pour des raisons apparemment assez peu glorieuses, a quitter l'institution pour se lancer en politique. Devenu conseiller municipal, il ne cesse depuis de chercher des crosses aux services de police, les critiquant ouvertement et sévèrement ou mettant son véto lors des débats sur les questions budgétaires.
Bosch et lui ne se sont jamais appréciés, c'est même de notoriété publique, aussi, le policier est-il très surpris de savoir que c'est à la demande du politicien qu'il a été nommé d'office à la tête de cette nouvelle enquête. Une enquête dont le sujet va encore augmenter la surprise de Bosch et de Chu : cela concerne le suicide du propre fils d'Irvin Irving, George.
L'homme s'est, semble-t-il, jeté de la terrasse d'une chambre d'un célèbre hôtel de LA (le Château Marmont, un endroit prisé des stars hollywoodiennes depuis longtemps, pour le meilleur et le pire). Mais Irving père ne croit pas au suicide, réclame à cor et à cri une enquête pour meurtre et exige donc que ce soit Bosch et personne d'autre qui s'en charge...
S'il y a bien un truc dont a horreur Bosch, c'est de la politique. Oh, pas en général, mais de cette politique politicienne qui se mêle de tout. Disons-le tout net, il n'a aucune confiance dans les hommes politiques, qu'il considèrent comme une source d'emmerdements infinies, il en redoute les interférences perpétuelles et encore plus quand il s'agit d'Irvin Irving.
Tout cela lui paraît sentir le piège à plein nez. Quel genre de piège ? Il n'en sait encore rien, mais c'est peu de dire qu'il part à reculons sur ce dossier... Reste qu'il ne peut échapper à son devoir. C'est donc en marchant sur des oeufs qu'il entame ses investigations, en se demandant bien comment se passera le moment où il lui faudra rendre ses conclusions. Car, suicide ou meurtre, cette affaire n'en restera sans doute pas là et a tout d'un bâton merdeux, pardonnez-moi l'expression.
Qui plus est, Bosch entend bien mener en parallèle son enquête sur le cold case qui lui a été confié, dont l'importance lui semble supérieure à la lubie d'un politique qui refuse d'accepter que son fils ait pu se suicider... Peu importe les ordres et de qui ils émanent, le vieux briscard ne va en faire qu'à sa tête, et tant pis si, au milieu de tout cela, il perd en route son équipier, bien moins tête brûlée que lui.
Indépendamment des deux enquêtes, dont je ne parlerai pas plus ici, la relation entre Bosch et Chu est en effet un des aspects très intéressants de "Ceux qui tombent". Chu n'est certainement pas un mauvais flic. Mais sa personnalité n'est pas aussi forte que celle de son glorieux partenaire. Et surtout, Bosch est, avec les années, devenu de plus en plus individualiste dans son travail.
Il a un coéquipier parce qu'il ne peut pas faire autrement. Mais il s'en passerait volontiers. D'abord, parce qu'il a atteint un âge, on y revient toujours, où il estime plus que jamais pouvoir agir comme il l'entend, et peu importe ce qu'on pense de lui. Ensuite, et l'on peut se demander quelle part exacte de sincérité il y a dans cet argument, il affirme vouloir protéger Chu au cas où l'affaire Irving tournerait mal.
Le bon vieux coup du paratonnerre, où le vieux de la vieille écarte son jeune camarade pour que sa carrière ne souffre pas des éventuelles représailles qui pourraient s'abattre, de la part des puissants que l'enquête pourrait offenser. Sauf que les initiatives solitaires de Bosch ont de plus en plus tendance à taper sur le système de Chu, qui se sent, à juste titre, mis à l'écart.
Les relations entre coéquipiers tiennent souvent une place importante dans les séries américaines, télévisuelles ou littéraires. La complicité s'installe plus ou moins facilement, ce qui pimente toujours les enquêtes. Mais, avec Bosch, c'est différent. Voilà bien longtemps qu'il se comporte comme un électron libre et se fiche comme d'une guigne de celui ou celle qui lui sert de partenaire.
Et puis, de plus en plus, Bosch en a assez de ces procédures qui entravent son travail et ses enquêtes. Alors, de cela aussi, il s'éloigne, plus ou moins subtilement. Et, forcément, le coéquipier, lui, se retrouve embringué dans des situations délicates... Ici, c'est clairement le cas, à plusieurs reprises au cours du roman. Et la réaction de Chu, qui, pour la première fois, va se rebiffer contre sa position de faire-valoir, est aussi un des aspects forts de ce roman.
Et puis, il y a Bosch l'homme. Depuis quelques enquêtes, Harry n'est plus tout à fait le mec capable de se consacrer à 100%, 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7 à son job. Il est chargé de famille, doit prendre soin de sa fille adolescente, pour qui il est un père, mais aussi un modèle, c'est d'ailleurs assez charmant, et cela change la donne.
Cela adoucit-il ce caractère parfois un peu rude ? Oui, c'est certain, mais uniquement quand il quitte le service. Cela n'apparaît pas franchement aux yeux de ses collègues et de ses supérieurs, qui doivent toujours faire avec la rage qui paraît l'habiter et le consumer sans cesse. Mais c'est bien là et cela influe aussi forcément sur sa manière d'agir.
Les risques qu'il prend, en particulier pour son intégrité physique. Sa fille a déjà perdu sa mère, il ne faudrait pas qu'il y reste aussi. Et puis, il y a cette retraite, dont on parle depuis un moment, j'ai l'impression, et qui est sans cesse repoussée... Pourrait-il devenir un père à temps plein ? Les scènes avec sa fille, pleine de tendresse, d'une certaine maladresse, aussi, sont touchantes, parce qu'elles dévoilent des facettes d'un personnage qu'on n'a pas l'habitude de voir.
Est-ce alors pour cela, parce que la carapace du gros dur est fendillée, que, dans "Ceux qui tombent", la séduction et l'amour repointent le bout du nez ? Ah, ah, non, ne vous énervez pas si vous n'avez pas encore lu ce tome, je n'en dirai pas plus. Mais, force est de constater que Bosch, de plus en plus, se pose des questions qui ne concernent plus seulement son boulot et qu'il envisage un avenir différent.
Cela augure-t-il de la fin prochaine de la série, sachant que, avec Mickey Haller, l'avocat machiavélique, Michael Connelly dispose d'un autre personnage récurrent qui tient la route ? Sans doute pas, puisque l'on sait donc dès les premières pages de "Ceux qui tombent" que Bosch va rempiler (au moins) pour trois ans... Mais qui sait si, de lui-même, il ne pourrait pas enfin trouver une alternative à ce métier qui a longtemps été la seule perspective de son existence ?
Je vais quand même terminer par les aspects centraux de ce roman, toujours aussi efficace, on ne s'en lasse pas. Non, je n'entre pas dans les détails, je ne vais pas faire de spoiler, rassurez-vous. Simplement, je voulais finir avec cette question politique qui plane au-dessus de cette enquête bicéphale et qui, à elle seule, crée une espèce de malaise, de menace.
Encore une fois, la méfiance de Bosch est énorme : Irving serait-il capable d'utiliser la mort de son fils pour régler une bonne fois pour toutes ses comptes avec ce bon vieil Harry ? Ce dernier l'en croit capable, et cela suffit à changer la donne. Outre le fait que ce dossier politique gêne Bosch aux entournures et l'oblige à rester en permanence dans les clous, il travaille avec une épée de Damoclès au-dessus de la tête, ce qu'il n'apprécie pas du tout, du tout.
Mais, au fil des chapitres, on comprend aussi pourquoi Bosch répugne à s'aventurer dans le marigot politique. Ambitions, clientélisme, corruption, petites et grandes compromissions, lâchetés et arrangements... L'expérimenté policier sait parfaitement ce qu'il va trouver sur son chemin et cela suffit à calmer ses ardeurs habituelles.
Et ça ne va pas louper, dès qu'il va soulever le tapis, la poussière qui y a été discrètement cachée va se soulever à nouveau. Et les pistes qui vont apparaître, qu'elles soient directes ou indirectes, qu'elles aient un rapport directe avec la mort de George Irving ou pas, sont autant d'obstacles supplémentaires et de raisons de se trouver mal à l'aise pour lui... Le duel entre Bosch et Irving est lancé. Reste à savoir quelles séquelles il laissera.
"Ceux qui tombent" reste, au-delà de toute ces questions, un vrai thriller. Les deux enquêtes sont tortueuses à souhait, Bosch et Chu ne sont pas au bout de leurs surprises et le dénouement offrent un pic de tension qui vaut le détour. Deux affaires incroyablement différentes et pourtant parfaitement complémentaires, dans la résolution desquelles le policier va pouvoir montrer toutes les facettes de son talent d'enquêteur.
Non, on ne se lasse pas de retrouver ce bon vieil Harry et l'on espère que ces 39 mois gagnés permettront de le suivre encore quelques années littéraires supplémentaires. Eh oui, c'est aussi ça, la magie des livres : le temps peut y être tout relatif et s'étirer bien plus lentement que dans la réalité... Alors, Harry Bosch, immortel ? Pourquoi ne pas y croire !