Suite des rattrapages estivaux, avec un tour en Mongolie. Franchement, si on me demande ce que je sais sur ce pays, une fois les mots "Oulan-Bator", "Gengis Khan" et "désert de Gobi" prononcés, je dois reconnaître que je n'en sais pas vraiment plus... Mais, comme beaucoup de ces pays lointains, sur d'autres continents, dans lesquels nous n'irons probablement jamais, ce lieu a de quoi exciter l'imagination. Grand merci à Ian Manook (ou plus exactement, Patrick Manoukian, pour citer son vrai patronyme) d'avoir choisi cet incroyable décor pour implanter son premier polar (et les suivants, déjà publié pour l'un, à venir, pour d'autres, certainement). Et "Yeruldelgger" (disponible au Livre de Poche) ne vaut pas que pour son cadre, mais il doit aussi énormément à ses personnages, à commencer par le policier qui lui donne son nom... La trame est classique, mais on l'oublie tant on est emporté dans la découverte de cette nation émergente, tiraillée, comme tant d'autres, entre traditions ancestrales et modernité galopante. Et l'occasion de vérifier, une fois de plus, que le polar est un formidable outil sociologique et ethnographique.
Yeruldelgger Khaltar Guichyguinnkhen est commissaire de police à Oulan-Bator, la capitale de la Mongolie. Il est certainement le meilleur flic de la ville, mais la mort de sa fille, quelques années plus tôt, l'a laissé vide. Plus aucune ambition, un repli sur lui-même qui l'a quelque peu marginalisé. Voilà qui l'arrange, il peut mener ses enquêtes à sa guise.
Ce jour-là, il doit quitter la ville et s'enfoncer dans la steppe à la rencontre d'une famille de nomades qui a eu le malheur de faire une macabre découverte : une main dépassant de la terre fraîchement remuée... Lorsqu'il arrive sur place, Yeruldelgger fait respecter tant bien que mal les procédures standard et découvre une scène atroce.
Une petite fille, à peine plus âgée que la sienne lorsqu'elle était morte, enterrée avec son joli tricycle rose... Dans ce pays immense, où la steppe et le désert occupent une très grande place, ceux qui ont voulu se débarrasser de cette gamine n'ont pas fait beaucoup d'efforts : tombe peu profonde, proximité d'une piste fréquentée par les nomades, etc.
Mais, bien que ce drame lui tienne particulièrement à coeur, il doit vite reprendre la route et rentrer à Oulan-Bator, où une autre affaire, un vrai carnage, cette fois, l'attend. Dans une usine des faubourgs de la capitale, trois corps abominablement charcutés et laissés dans des positions particulièrement inconvenantes, ont été découverts à l'aube.
Une affaire d'autant plus urgente qu'il est vite évident que les victimes sont de nationalité chinoise... Voilà qui sent bon, si je puis dire, l'incident diplomatique avec le voisin géant... Un voisin qui ne va pas se gêner pour essayer de confisquer l'enquête, sans doute pour mieux l'étouffer. Mais Yeruldegger n'est pas d'humeur, et il envoie bouler l'envoyé de l'ambassade chinoise, sans se soucier des conséquences.
Celui que son chef et certains de ces collègues considèrent au mieux comme un électron libre ingérable, au pire, comme un fou, veut mener ces deux enquêtes de front et faire éclater la vérité quelle qu'elle soit, quoi qu'il en coûte et peu importe si cela provoque un ou plusieurs scandales d'envergure...
Il n'aura pas trop de l'amitié et du soutien de deux femmes, sans doute les dernières à croire en lui et à considérer qu'il n'a pas perdu complètement l'esprit : Solongo, la médecin légiste, et Oyun, jeune femme flic intègre et qui voit certainement en Yeruldelgger un modèle. Deux femmes très différentes qui symbolisent assez bien à elles deux ce qu'est la Mongolie du début du XXIe siècle.
Solongo incarne la tradition. Elle vit à Oulan-Bator mais, dans sa sédentarisation, elle a essayé de conserver le plus possible le mode de vie de nomade : yourte, jardin entretenu chaque jour, connaissance de la pharmacopée naturelle et des us et coutumes ancestraux... Pour autant, elle n'est pas une femme du passé, son travail de légiste est remarquable et précieux pour les flics.
Oyun, c'est la jeunesse. Cette génération qui arrive à l'âge adulte dans un pays en pleine transformation. La Mongolie fait partie des pays qui ont vu le communisme s'effondrer à la fin des années 1980. Le dernier quart de siècle a été celui de l'ouverture au monde, à la globalisation, on y reviendra, et Oyun, comme d'autres personnages de ce roman, ont grandi dans ce tourbillon de modernité pas toujours maîtrisée.
Heureusement qu'elles sont là, car Yeruldegger doit faire avec les sarcasmes et la mauvaise volonté évidente de son chef, Mickey (un Mongol qui a choisi, comme un certain nombre d'autres, de changer son nom de naissance pour l'américaniser) et Chuluum, qui se comporte comme s'il était le héros d'une série policière américaine...
Enfin, il y a la famille du commissaire... Enfin, ce qu'il en reste. C'est-à-dire, une fille adolescente, Saraa, qui s'est rebellée et n'accepte plus aucune autorité, et encore moins celle de son père, et un beau-père puissant et bien encombrant. Des sources de soucis supplémentaires pour un flic aux épaules larges, c'est vrai, mais qui semble de plus en plus borderline.
Je ne rentre pas directement dans le récit, le décor est planté, il va falloir, au mépris de grands dangers, expliquer l'enterrement sauvage de la petite fille au tricycle et résoudre l'exécution des trois Chinois. La trame de polar est ensuite assez classique dans le fond, c'est finalement tout le contexte dans lequel il se déroule qui donne un intérêt majeur à ce premier roman.
Ian Manook nous emmène, au gré des 630 pages (pour l'édition de poche) à la rencontre de la diversité de ce pays deux fois et demi grand comme la France. Certes, on parle d'un voyage immobile, sans bouger du canapé, mais franchement, j'ai trouvé ça mieux que ce que pourrait proposer n'importe quel organisateur de voyages.
On ne se contente ensuite pas de la géographie et des paysages à couper le souffle qu'on côtoie. On en apprend aussi sur l'état des lieux, cette modernisation un peu anarchique que j'ai déjà évoquée. On en a un parfait exemple dans les premières pages du livre, quand Yeruldelgger reste comme deux ronds de flan devant le respect de la scène de crime dont ont fait preuve les nomades, fans des "Experts : Miami"...
Pourtant, si culturellement parlant, l'attraction américaine semble très présente, sur le terrain, en tout cas pour le moment, la Mongolie est surtout la proie des convoitises chinoises et sud-coréennes. Rien de nouveau sous le soleil : les sous-sols de la Mongolie regorgent de richesses qui restent à conquérir, alors, tous les coups sont permis, ou presque, sur les plans politiques, économiques et diplomatiques.
Au fil des pages, en voyant ce comporter les étrangers dans ce pays qu'ils considèrent conquis, on peut comprendre la colère sourde et rentrée d'un homme comme Yeruldelgger, fier de ses origines, de sa culture. Le pays est une espèce de parc d'attractions, ascendant bordel, et Chinois et Coréens traitent les Mongols comme des inférieurs, c'en est écoeurant.
Le pouvoir d'Oulan-Bator semble bien inexistant face à cette situation. Les politiques sont les grands absents de ce roman, sans doute trop occuper à laisser les voisins asiatiques s'emparer peu à peu du pays et en faire une colonie sans le dire... Avec tout cela, c'est cette culture au combien riche, si ancienne et qui fut tellement puissante, qui est menacée.
Il y a une influence que je n'ai pas évoquée encore. Elle est européenne et elle est particulièrement surprenante. Au premier abord, on en sourit, et puis, par la suite, ce n'est plus marrant du tout, bien au contraire. Le développement en Mongolie d'un mouvement néo-nazi est sans doute ce à quoi on s'attend le moins dans "Yeruldelgger".
Mais, c'est loin d'être anodin : lorsque je commence ce billet en énumérant le peu que je sais de la Mongolie, on ne doit pas oublier que, vu de l'autre côté, c'est pareil : l'Europe est loin d'Oulan-Bator, les connaissances plus que parcellaires et on a vite fait de déformer les choses ou de mal les appréhender comme nous le ferions nous-mêmes en considérant Gengis Khan comme un simple tyran sanguinaire...
Je vois la longueur de ce billet qui gonfle et j'ai tant à dire, encore ! Mais, allons à l'essentiel : Yeruldlegger. En apparence débonnaire mais capable de sautes d'une violence inouïe, dont on se demande s'il les maîtrise complètement. On va même le voir se montrer cruel, dans la dernière partie de cette histoire.
Mais surtout, c'est un putain de bon flic, pardon. Il a toutes les qualités pour cela : l'intégrité, l'intelligence, l'esprit de déduction, le courage, etc. Pourtant, c'est bien lui, le paria, dans son propre service. On le moque, on le montre du droit, on le craint aussi, mais comme il est en position de faiblesse, on ne se gêne pas pour tirer sur l'ambulance. On le dessaisit, mais il est lancé et rien ne peut plus l'arrêter.
Ce premier volet d'une série construite autour du personnage de Yeruldlegger ressemble par moments à un chant du cygne : il envoie bouler sa hiérarchie, désobéit aux ordres, rue dans les brancards, s'assoit sur les procédures, n'en fait qu'à sa tête, ne rend compte de rien à personne, pousse ses collègues fidèles à, à leur tour, prendre les chemins de traverse mais aussi de grands risques...
Par moments, j'en suis même demandé à quel point ce flic n'était pas carrément suicidaire, cherchant dans une déchéance professionnel ou une mort en service, la fin définitive à ses problèmes... Et puis, le cygne cesse de chanter et retrouve petit à petit la foi dans ce qu'il fait. Une foi nourrie de colère, de fierté et de honte devant le spectacle que donne son pays.
Oui, Yeruldelgger n'est ni un patriote, ni un nationaliste, pour utiliser des mots qui, d'ailleurs, ne doivent pas avoir grand sens là-bas. C'est un Mongol, un vrai, exactement comme lui dit cette femme que je cite dans le titre de ce billet. Un homme profondément enraciné dans cette terre qu'il aime par-dessus tout et qu'il voudrait préserver.
Devant lui, l'oubli de cette culture, sans doute déjà amorcé sous le régime soviétique et qui se poursuit en accéléré depuis sa chute. Il y a un gouffre, on le sent bien, entre les générations, jusque dans la manière de manger, les plats traditionnels dégoûtant carrément les plus jeunes, quand ils font le délice d'un Yeruldelgger...
Avec Solongo, Yeruldlegger est une espèce de garant de tout cela, pour que cela ne soit pas englouti sous le raz-de-marée que représente la modernité. Pour que cela ne finisse pas au musée, au mieux, ou pour que cela ne disparaisse pas carrément, au pire. Qui pour se voir transmettre le savoir exceptionnel et indispensable que possède la légiste ?
Homme du passé, Yeruldelgger ? Non, je ne le crois pas, au contraire. Je pense même, et c'est peut-être aussi ce qui ressortira après ce premier tome, qu'il est apte à incarner un avenir. Un avenir incertain, tourmenté, sujet au roulis, certainement, mais qui saura trouver un juste milieu entre la tradition et la modernité.
Yeruldelgger, c'est un roc, un monolithe. Pour le bousculer, il faut se lever de bonne heure, comme on dit. Et, sans rien dévoiler de ce premier volet, on sent bien à la fin qu'il est reparti, que la volonté implacable de combattre est revenue. Et ce flic-là, dans ce pays si particulier, il va falloir retenir son nom compliqué, parce qu'il va prendre une place de plus en plus grande dans le paysage.