ATTENTION, CE BILLET CONCERNE LE SECOND VOLET D'UN DIPTYQUE.
Retour dans l'espace, là où, il y a quelques semaines, nous avions laissé nos personnages débarquant sur une planète lointaine pour mener croisade au nom du Christ. L'heure est venue de parler du deuxième tome de "Dominium Mundi", de François Baranger (en grand format aux éditions Critic) et de s'intéresser, après le long voyage spatial et la préparation délicate de cette campagne, du théâtre des opérations, la planète Akya du Centaure, où vivent les Atamides. Poursuivant dans sa relecture science-fictive de "la Jérusalem délivrée", du Tasse, l'auteur et illustrateur (on lui doit de superbes couvertures chez Critic, pas seulement pour ses propres livres, mais aussi pour ceux de Lionel Davoust, par exemple) se lance dans une féroce critique du dogme religieux quand il se mue en idéologie et en instrument de conquête d'un pouvoir bien peu divin et pose des problématiques bien contemporaine sur le lien à l'autre, quel qu'il soit.
A l'automne 2205, après plus d'une année de voyage plutôt mouvementé (voir le tome 1), les troupes de la croisades lancée par le pape Urbain IX pour faire d'Akya du Centaure une terre chrétienne et du tombeau du Christ, qui y aurait été découvert par une précédente expédition, débarquent sur ce sol attendu comme hostile.
Tout le monde a hâte d'en découdre avec ces Atamides, décrits comme inhumains, féroces, redoutables. En un mot comme en cent, impies. Et Tancrède, malgré les doutes qui ont pu s'éveiller en lui au long du trajet, le premier, veut combattre. C'est sa vocation, il consacre sa vie à la guerre depuis plus de 15 ans, et il entend remplir la mission qui lui a été confiée.
A ses côtés, son fidèle Liétaud, ce soldat flamand avec qui il a sympathisé et qui est devenu un alter ego, un homme de confiance. Mais il y a aussi la belle Clorinde, soldat d'élite, elle aussi, dont il est très amoureux et avec qui il espère bien convoler dans les plus brefs délais, dès que le contexte guerrier le permettra.
Pourtant, les soutiens du soldat modèle, de ce Normand sans peur et sans reproche, meneur d'homme et combattant hors pair, sont bien peu nombreux. Tancrède est toujours au coeur des rivalités au sommet de la hiérarchie croisée. Car il a attisé les haines du puissant Robert de Montgomery, qui n'attend qu'un faux pas de Tancrède pour le faire tomber, jeter l'opprobre sur sa famille et accaparer leurs terres.
Et puis, il y a les rebelles. Ces hommes et femmes enrôlés de force dans cette croisade, sans aucune certitude de revenir sur leur planète ensuite, traités comme des moins que rien par les Croisés alors qu'ils ont contribué à la qualité du voyage par leurs connaissances techniques. C'est eux qui ont mené le Saint-Michel, le puissant vaisseau terrien, jusqu'ici. Mais, désormais, trop, c'est trop.
Emmené par Albéric Villejust, un groupe de ces quasi-esclaves, décide de profiter de la confusion due au débarquement pour voler du matériel et s'enfuir, sur cette planète inconnue. L'objectif : fomenter une révolte qui, à terme, pourrait leur permettre de rentrer sur Terre et retrouver un statut d'être humain qu'on leur dénie.
Le jeune homme aurait apprécié bénéficier du soutien d'un homme comme Tancrède, mais leur amitié a été rompue et le soldat a préféré son statut social et ses ambitions militaires à la justice, telle que Albéric la conçoit. Reste à savoir si ce groupe hétéroclite, peu préparé à d'éventuels combats, encore moins à survivre en terre inconnue et qui comporte quelque fortes têtes traînant des pieds, sera apte à tenir longtemps loin des cales du Saint-Michel.
Bientôt, alors que les combats éclatent, les troupes terriennes se retrouvent mises en échec. Une situation qui conduit à de nouvelles querelles entre Pierre l'Errmite, l'émissaire du pape, désigné comme chef de la Croisade, et les aristocrates les plus radicaux de son Etat-Major. Bref, rien ne se passe comme prévu, les armées du Christ n'ont pas la partie aussi facile qu'on l'imaginait.
En première ligne, Tancrède est repris par ses doutes. Sa rencontre, même violente, avec les Atamides, lui a laissé entrevoir qu'il avait été manipulé et que cette croisade était une manoeuvre factice qui devait moins à la volonté divine qu'à la soif de pouvoir terrestre d'un groupe d'hommes aux dents longues et prêts à tout pour imposer leur volonté au peuple.
Et puis, il y a ces rêves, apparus sur le Saint-Michel, qui se multiplient, désormais, et viennent un peu plus troubler l'esprit du méta-guerrier. Peu à peu, le glorieux héros comprend qu'on s'est joué de lui, de ses idéaux. De sa foi, aussi, profonde et sincère. Et la colère le prend, au point de décider de rompre radicalement avec l'existence qui fut la sienne jusque-là...
Ce second volet de "Dominium Mundi" lève le voile sur bien des choses que l'on comprenait à demi-mots dans le tome 1. Sur l'immense imposture de cette croisade, dans le fond comme dans la forme. Mais, le détail de ce qui est révélé va bien au-delà de ce que l'on pouvait croire et Tancrède, Albéric, Clorinde et bien d'autres vont voir toute leur vie brutalement ébranlée par cette expédition.
La religion est au coeur de ce roman, plus encore que dans le premier tome, et François Baranger mène une charge virulente contre ceux qui en font un instrument de pouvoir. Il n'attaque pas la foi, quoi qu'il en pense à titre personnel, car elle est sincère et désintéressé. Mais, le pouvoir religieux, lui, est beaucoup moins bien intentionné, car ce qu'il brigue, c'est le pouvoir global. Imposer son point de vue, sa Vérité, qui en est rarement une.
Politique et religion font bien mauvais ménage, je ne vous apprends rien. Ici, la démonstration est éclatante et le désarroi de Tancrède et de Clorinde, par exemple, fait mal au coeur. Comprendre qu'on a été joué, qu'on est une marionnette, que son idéal est faussé, tout cela est dur à encaisser... Au final, bien des personnages auront sérieusement modifié leur vision de l'existence et vont devoir se reconstruire.
Mais, ce second tome met autre chose en avant : la relation à l'autre. Dans le texte qui a inspiré François Baranger, "la Jérusalem délivrée", du Tasse, l'ennemi désigné est le Maure, le musulman qui occupe la Terre Sainte et qu'il faut combattre pour rendre à la chrétienté le tombeau du Christ. Inutile d'en faire des tonnes pour comprendre ce que tout cela pèse encore de nos jours, alors qu'on envisage plus de croisades, mais que les tensions religieuses sont exacerbées...
Or, dans "Dominium Mundi", l'ennemi désigné est encore plus étrange... puisqu'il n'est pas humain. Il ne s'agit pas seulement de considérer ses croyances, ses coutumes, sa couleur de peau, mais bien d'appréhender cette civilisation indéchiffrable, incomparable, incompréhensible... Les Atamides sont un peuple insectoïde, le premier contact est délicat...
Cependant, l'objectif des Croisés n'est pas, comprend-on rapidement, de soumettre, mais bien d'éradiquer cet ennemi jeté à la vindicte simplement parce qu'il n'est ni humain, ni chrétien... Une partie non-négligeable de ce second tome est justement consacré à cette prise de contact entre humains et Atamides.
La confrontation, pacifique, celle-là, des idées, des philosophies, des points de vue sur l'existence, les savoirs, connaissances, l'histoire, aussi, d'une certaine façon. Tout ce qui fonde des civilisations. Reste à faire les efforts pour aller les uns vers les autres, se découvrir, pas forcément se comprendre, mais se respecter.
La rencontre entre Humains et Atamides est, au-delà même des divisions profondes qui opposent les humains entre eux et vont mener à toute une lutte de pouvoir à la tête de la Croisade, est l'un des points forts de ce roman, un vrai message de tolérance et de respect de l'autre, peut-être même devrais-je mettre une majuscule à Autre pour lui donner un caractère d'entité. L'Autre, quel qu'il soit.
Baranger s'inscrit d'ailleurs dans une lignée classique de la SF, celle de la rencontre entre humains et extraterrestres. Avec, cette fois, les humains qui rendent visite, l'expression sonne bizarrement, aux peuples habitants sur une planète lointaine. Et pas avec des ambitions pacifiques. "La guerre des mondes" inversée, en quelque sorte.
Pour une fois, l'agresseur est le Terrien et non l'inverse. Et il se comporte de cette façon agressive, définitive, du colonisateur, dans la position qu'on a si souvent attribuée à l'alien, justement. Le méchant, c'est l'homme, face à une civilisation qui, si elle n'est pas totalement pacifique, a d'autres centres d'intérêts que la guerre, le pouvoir, la domination.
La découverte de la civilisation atamide sera cruciale dans l'évolution du conflit auquel le lecteur assiste. Parce que la haine et l'inconnu vont bien trop souvent de paire. Parce qu'il est facile de trouver un bouc émissaire pour masquer ses turpitudes, ses sales ambitions, ses mensonges, aussi. Et parce que la connaissance abolit les peurs... Parce qu'on a tant à apprendre des autres, si différents soient-ils.
Enfin, dernier point à aborder ici : la trahison. Comment la définir ? Qui est un traître ? Un état qui peut parfaitement, selon le point de vue, varier. Le traître désigné peut s'avérer plus loyal que celui qui le montre du doigt et qui, pour de multiples raisons, trahit bien plus profondément ses idéaux. Ou, plus exactement, ceux qu'il prétend défendre.
Tancrède, tel un héros antique, passe du méta-guerrier, symbole de la puissance terrienne, à celui de traître et de renégat. Pire, encore, dans le contexte qui nous intéresse, d'apostat. A lui de démontrer qu'on se trompe à son sujet, qu'il n'est rien de cela au contraire d'autres, bien plus fourbes que lui. A lui de faire comprendre que choisir la justice et la vérité n'est jamais une trahison.
Ce second volet est sensiblement différent du premier, à la fois dans son contexte (on n'est plus en huis clos sur le Saint-Michel, mais on découvre un tout nouvel univers), dans son ambiance (c'est la guerre, avec de féroces combats) et les questions posées dans le premier volet trouvent petit à petit des réponses, souvent inattendues.
On peut trouver ce diptyque manichéen, au premier degré, il l'est certainement. Mais, il faut aussi le lire en mettant à part le côté science-fictif pour ne pas perdre de vue ce qu'il dénonce de nous, humains, d'hier, d'aujourd'hui et, hélas, certainement, de demain. Cette volonté de dominer qui, quelque soit son moteur, religieux, idéologique ou autre, pousse aux pires drames.
François Baranger nous remet en place, nous rappelle l'essentiel et son Tancrède, avec ses valeurs, celles qui lui ont été inculquées d'abord puis, ce qu'il va en découler dans leur collision avec l'expérience, devient un certain exemple de tolérance. Seuls les imbéciles ne changent pas d'avis. Or, Tancrède est loin d'être un imbécile et, bien souvent, ce sont ceux qui ne changent pas d'avis qui gouvernent.