Le choix d'une phrase de Jean Jaurès n'est pas un hasard, puisqu'il sera question de cette Première Guerre Mondiale, dont il rejetait si fortement l'idée. Et, par ailleurs, elle colle plutôt bien au récit de notre roman du jour, qui sera disponible en librairie dans quelques jours, le 20 août. Une histoire où, comme bien souvent, le courage et la lâcheté ne se trouvent pas forcément où on les attend, une histoire qui pose la question de l'héroïsme dans l'absurdité d'une guerre sanglante. Dans "Courrier des tranchées" (en grand format chez Héloïse d'Ormesson), le romancier belge néerlandophone Stefan Brijs utilise une histoire d'amitié somme toute classique, pour nous plonger dans l'Angleterre de 1914, où le patriotisme le dispute à la certitude que l'ennemi allemand, particulièrement honni, sera rapidement défait... Les destins croisés de ces deux jeunes hommes viendront parfaitement illustrer l'absurdité de ce conflit et des sentiments qu'un tel événement éveille dans les populations, bien attisés par la propagande...
A l'été 1914, lorsque l'Angleterre entre en guerre contre l'Allemagne, l'élan de patriotisme est immense et le pays tout entier se range derrière son gouvernement pour aller infliger la correction qu'ils méritent à ces barbares d'Allemands. Les bureaux militaires ne désemplissent plus, on vient de partout s'enrôler et revêtir l'uniforme.
C'est le cas de Martin Bromley, malgré ses 17 ans seulement. L'adolescent essaye par tous les moyens d'entrer dans l'armée pour aller prouver sa valeur sur le front (et aussi parce que, l'uniforme, ça plait aux filles). Issu d'une famille très pauvre des quartiers les plus sordides de Londres, le jeune homme, seul garçon d'une famille nombreuse qui fuit aussi les coups de son père, est prêt à tout.
En revanche, son meilleur ami, John Patterson, ne voit pas du tout les choses de la même façon. Il va sur ses 19 ans, mais la guerre ne le concerne pas, pas plus que l'effervescence populaire qu'elle fait naître. Son truc, ce sont les livres. Son père, veuf, les collectionne mais ne les lit pas. Lui fait l'inverse et il entend bien poursuivre ses études afin d'approfondir sa passion pour les romantiques anglais.
Un mot avant de poursuivre, sur l'amitié qui unit ces deux-là depuis longtemps. John et Martin sont frères de lait. C'est la mère de Martin qui a servi de nourrice au petit John après le décès prématuré de sa mère. Depuis l'enfance, ils sont inséparables, John, le fils unique, passant le plus clair de son temps chez les Bromley, quand le paternel n'est pas là, en tout cas.
Pourtant, depuis leur entrée dans l'adolescence, leurs chemins ont tendance à s'écarter. Martin devrait travailler, sur les docks, comme son père, mais il est plutôt sur le fil du rasoir, proche de devenir un petit voyou, brutal et méchant. On va d'ailleurs avoir quelques exemples dans la première partie du roman de ce mauvais état d'esprit.
John, au contraire, est un intellectuel, un peu rêveur, destiné à faire des études secondaires et à exercer une profession plus élevée dans la hiérarchie sociale. Fils d'un facteur, John souffre de la distance qu'il ressent entre son père et lui, de l'absence de sa mère et de son état de fils unique. Pour dire les choses plus simplement : il m'a semblé que la solitude lui pesait.
Alors, malgré leurs différences, son amitié avec Martin est importante à ses yeux, alors que cela semble être le cadet des soucis de ce dernier. De plus en plus, Martin paraît considérer John comme un faible. Bientôt, le mot sera prononcé bien plus explicitement, par Bromley et par bien d'autres : John, par son refus de s'engager et de partir au front est un lâche.
Martin, par ses actions, qui dépassent pourtant bien des bornes, devient a contrario, un exemple de bravoure. Un exemple que tout le monde cite, qui fait briller les yeux des filles et le bonheur de sa famille. Enfin, presque, la mère de Martin se faisant bien du souci pour son turbulent rejeton. Martin, c'est l'image parfaite de ce que la propagande peut trouver pour attiser le patriotisme.
John, qui n'est pas à proprement un pacifiste, juste un garçon qui ne se sent pas concerné par ces histoires, va aggraver son cas en s'acoquinant avec un certain Williams Dunn, élève excentrique et cynique, engagé politiquement contre la guerre et ne manquant jamais une occasion de le faire savoir. Si leurs caractères diffèrent énormément, en revanche, leur solitude les rapproche.
Pendant que Martin réussit, par un tour de passe-passe que John va découvrir et garder pour lui, ce dernier continue sa vie livresque et ses études, malgré les moqueries dont il est victime de la part des jeunes de son âge, qui le traitent de poule mouillée. La propre soeur de Martin, pour qui il a le béguin, lui brisera le coeur en lui remettant la plume blanche que les mouvements patriotes destinent aux lâches qui n'ont pas rejoint l'armée.
Une série de drames va alors se produire, bouleversant la vie de John en profondeur. Il va y laisser tous ses repères, le peu de certitudes qu'il pouvait avoir et les rares éléments auxquels il pouvait encore se raccrocher. Alors, il va se concentrer sur sa dernière planche de salut, bien fragile et entourée d'interrogations et de doutes : son amitié pour Martin.
"Courrier des tranchées" est un épais roman de près de 600 pages qui se divisent en deux parties distinctes. Il se passe énormément de choses dans la première, dont sont issus les éléments cités jusqu'ici, il s'en passe bien d'autres dans la seconde, sensiblement différente, mais j'ai choisi de ne rien vous dire à ce sujet et de garder un certain mystère sur les événements-clés de la vie de John.
J'espère avoir planté le décor de mon mieux. Il faut dire que ce décor est tout sauf anodin, dans la première comme dans la seconde partie. "Courrier des tranchées", allusion non seulement aux lettres envoyées par les soldats depuis le front mais aussi aux terribles missives au tampon reconnaissable entre mille annonçant aux familles la pire des nouvelles qu'on puisse redouter, est un roman sur la guerre, celle de 14-18...
Avec un intérêt majeur : on ne plonge pas directement dans les tranchées, on s'intéresse à ce qui s'est passé avant, mais aussi pendant cette première période du conflit, alors qu'il n'est pas encore enlisé et qu'on croit qu'il sera terminé avant Noël. Brijs donne une chronique passionnante du Londres de 1914 et de sa vie quotidienne.
En particulier, cet enthousiasme fou qui s'accompagne de nombreux défilés et parades pour cette guerre, alors qu'on pourrait imaginer qu'il y aurait une certaine crainte. Par la suite, entre les soutiens aux soldats et les campagnes contre les lâches et en faveur du recrutement, qui vont s'accélérer dès que la perspective d'une guerre longue va croître.
On suit même les premiers bombardements de la capitale britanniques par les Zeppelins allemands et la ferveur qui laisse part à la terreur. La guerre s'invite dans Londres, alors que le front semblait bien loin jusqu'ici. Mais, cela ne changera pas le regard d'une population de plus en plus revancharde et partisane d'efforts conséquents pour châtier cet ennemi lâche qui frappe depuis le ciel.
Et puis, il y a ce Londres pauvre, digne de Dickens ou de London, dans lequel évoluent les deux personnages centraux de l'histoire. Les Bromley y sont nés et n'en ont pas bougé, les Patterson y sont venus lorsque la mère de John est décédée, quittant un quartier bien plus confortable. C'est aussi là, peut-on imaginer, qu'on recrutera plus facilement la chair à canon qui ira se faire tuer dans les tranchées.
C'est dans ce quartier de Hoxton que travaille le père de John, ce facteur devenu bibliophile par amour pour sa défunte épouse. En apparence secondaire, ce personnage, complètement renfermé et qui paraît bien falot, tient pourtant un rôle très important dans l'histoire de "Courrier des tranchées". Il est surtout le porteur de mauvaises nouvelles, l'oiseau de mauvais augure, et c'est difficile à vivre.
L'exaltation initiale prend alors un sérieux coup au rythme des distributions de lettre dûment tamponnées et des funérailles (la plupart du temps, sans les corps, enterrés sur place) qui se succèdent. Mais, on constate que Londres va rester longtemps derrière ses hommes, le roman s'étendant sur plusieurs années, accueillant les soldats survivants comme de véritables héros.
Et il est bien là, le thème central de ce roman : l'héroïsme en temps de guerre. Je me souviens de cette phrase d'Olivier Peru, que j'ai placée en titre du billet consacré à son roman "Druide", qui dit que "la guerre n'engendre que des martyrs, pas des héros". Elle est aussi valable pour ce roman, car les héros sont le plus souvent morts ou alors bien abîmés, physiquement, comme moralement.
Je ne vais pas faire un cours sur la monstruosité de ce premier conflit mondial, de cette mitraille qui déchire les chairs, de ces marmitages qui font trembler le sol et les hommes, de ces charges suicidaires d'une tranchée à l'autre, dans un no-man's land transformé en champ de cadavres, de ces corps à corps à la baïonnette où l'on tue, les yeux dans les yeux, pour ne pas être tué...
L'horreur qui, bien vite, va faire oublier aux courageux soldats partis défendre leurs couleurs, l'enthousiasme avec lequel ils ont embarqué pour le continent. L'horreur qui nuance à grands traits le courage dont on les a affublés lorsqu'ils sont partis, l'équipement sur le dos et l'arme en main, sûr de la victoire rapide des leurs.
Pour les combattants, le courage, qu'est-ce ? Ils sont malades de trouille, espérant survivre encore au prochain assaut, défiant la mort plus que l'adversaire, servant de cible aux tireurs d'en face, redoutant de monter en première ligne et revenant à l'arrière transformés en fantômes, vidés de leur âme, de leur substance, pour avoir côtoyé de trop près l'indicible abomination.
Oui, bien sûr, ils sont courageux, qui pourraient leur dénier cela ? Ils sont des victimes de l'horreur qu'ils alimentent, mais malgré la peur qui leur ronge les entrailles, ils ont le courage insensé de repartir au combat jusqu'à ce qu'on les relève... ou qu'ils ne se relèvent plus. Mais, ce courage désespéré, il n'a plus rien à voir avec celui dont on les a parés un jour d'été de 1914.
Et les lâches, alors ? Oh, il serait simpliste de dire que les lâches, ce sont ceux qui ont eu raison de ne pas aller se faire tuer dans la boue de Picardie ou de Lorraine... D'autant que, redisons-le, John n'est pas un militant, juste un garçon candide et rêveur aux prises avec le tourbillon de l'Histoire. Pour lui, cette question de courage et de lâcheté, il ne se la pose même pas, ou alors tardivement.
Quant à la population, dans sa globalité, elle a cette vision certainement simpliste des courageux qui s'engagent et des lâches qui restent au pays. Simpliste, car la réalité, comme souvent, comme toujours, se moque du manichéisme basique et multiplie les nuances de gris entre le tout en noir et le tout en blanc.
Ce que Stefan Brijs montre avec une grande justesse, c'est qu'il ne faut préjuger de rien en la matière et que la guère n'est certainement pas le meilleur révélateur du courage et de la lâcheté. Il montre à quel point l'héroïsme est une illusion, car, ce qu'il faut accomplir pour y parvenir est soit abject, soit mortel...
Et puis, il y a la lâcheté institutionnelle, celle des courriers-types envoyés aux familles pour annoncer les décès des leurs. Des lettres sans coeur, sans âme, toutes sur le même modèle, laconique, insupportable dans leur hypocrisie, soulignant le courage du défunt mais sans expliquer le contexte de sa disparition, souvent bien moins glorieux.
Cette lâcheté dont le père de John se fait le messager dans la première partie du livre et qui va devenir obsédante pour John, qui va s'embarquer, j'essaye de ne pas trop en dire, dans une quête de vérité qui va changer bien des choses. Pour lui, mais pas seulement. Un coin du voile de mensonge et de propagande discrètement soulevé pour voir un bout de l'immonde réalité, et la garder ensuite pour lui.
L'histoire de John et de Martin fait passer ces deux garçons, arrivés à l'âge adulte au pire des moments, celui où le XXe siècle est entré dans une folie qui n'allait pas se terminer de sitôt, par bien des états différents, brouillant ainsi les définitions trop simplistes qu'on brandissait alors, pour encenser le courage et fustiger la lâcheté.
Peut-être même ne sont-ils ni l'un, ni l'autre. Je dois dire que je me pose la question depuis que j'ai lu ce roman. Et si l'héroïsme n'existait pas ? Et si l'absurdité de la guerre, plus encore de ces guerres modernes, véritables boucheries, effaçait toute notion de courage et de lâcheté ? A chaque lecteur, certainement, de se faire son avis à travers les destins des deux garçons.
La question du patriotisme est aussi posée avec force, quand elle flirte dangereusement avec le nationalisme et fait perdre la tête aux Nations. Ce que Brijs décrit à Londres ressemble certainement à ce qui a dû se passer au même moment à Paris ou Berlin. La certitude d'agir pour ce qui est bien, ce qui est juste, avant que l'horreur des combats ne face gicler le sang sur ces belles images.
Stefan Brijs signe ici un roman remarquablement construit, habité par la mort, omniprésente au long de ce livre, mais véritable hymne à la vie. Celle qui n'a pas besoin de placer courage et lâcheté au sommet d'une pyramide de valeurs. La vie pleine de rêves et d'espérance, et non d'images écoeurantes et indélébiles empreintes de désespoir...
Non, la guerre ne fait pas de héros, non, elle n'est pas l'étalon du courage, ni l'exaltation de la Patrie jusqu'à laisser sa vie, les tripes à l'air, dans la boue collante d'une campagne étrangère. Rien ne justifie de sacrifier toute une génération, et même plus, lorsque les effectifs commencent à manquer. Et aucune médaille, aucun applaudissement ne guériront les blessures, visibles ou invisibles, avec lesquels rentreront les "héroïques" survivants.
A l'été 1914, lorsque l'Angleterre entre en guerre contre l'Allemagne, l'élan de patriotisme est immense et le pays tout entier se range derrière son gouvernement pour aller infliger la correction qu'ils méritent à ces barbares d'Allemands. Les bureaux militaires ne désemplissent plus, on vient de partout s'enrôler et revêtir l'uniforme.
C'est le cas de Martin Bromley, malgré ses 17 ans seulement. L'adolescent essaye par tous les moyens d'entrer dans l'armée pour aller prouver sa valeur sur le front (et aussi parce que, l'uniforme, ça plait aux filles). Issu d'une famille très pauvre des quartiers les plus sordides de Londres, le jeune homme, seul garçon d'une famille nombreuse qui fuit aussi les coups de son père, est prêt à tout.
En revanche, son meilleur ami, John Patterson, ne voit pas du tout les choses de la même façon. Il va sur ses 19 ans, mais la guerre ne le concerne pas, pas plus que l'effervescence populaire qu'elle fait naître. Son truc, ce sont les livres. Son père, veuf, les collectionne mais ne les lit pas. Lui fait l'inverse et il entend bien poursuivre ses études afin d'approfondir sa passion pour les romantiques anglais.
Un mot avant de poursuivre, sur l'amitié qui unit ces deux-là depuis longtemps. John et Martin sont frères de lait. C'est la mère de Martin qui a servi de nourrice au petit John après le décès prématuré de sa mère. Depuis l'enfance, ils sont inséparables, John, le fils unique, passant le plus clair de son temps chez les Bromley, quand le paternel n'est pas là, en tout cas.
Pourtant, depuis leur entrée dans l'adolescence, leurs chemins ont tendance à s'écarter. Martin devrait travailler, sur les docks, comme son père, mais il est plutôt sur le fil du rasoir, proche de devenir un petit voyou, brutal et méchant. On va d'ailleurs avoir quelques exemples dans la première partie du roman de ce mauvais état d'esprit.
John, au contraire, est un intellectuel, un peu rêveur, destiné à faire des études secondaires et à exercer une profession plus élevée dans la hiérarchie sociale. Fils d'un facteur, John souffre de la distance qu'il ressent entre son père et lui, de l'absence de sa mère et de son état de fils unique. Pour dire les choses plus simplement : il m'a semblé que la solitude lui pesait.
Alors, malgré leurs différences, son amitié avec Martin est importante à ses yeux, alors que cela semble être le cadet des soucis de ce dernier. De plus en plus, Martin paraît considérer John comme un faible. Bientôt, le mot sera prononcé bien plus explicitement, par Bromley et par bien d'autres : John, par son refus de s'engager et de partir au front est un lâche.
Martin, par ses actions, qui dépassent pourtant bien des bornes, devient a contrario, un exemple de bravoure. Un exemple que tout le monde cite, qui fait briller les yeux des filles et le bonheur de sa famille. Enfin, presque, la mère de Martin se faisant bien du souci pour son turbulent rejeton. Martin, c'est l'image parfaite de ce que la propagande peut trouver pour attiser le patriotisme.
John, qui n'est pas à proprement un pacifiste, juste un garçon qui ne se sent pas concerné par ces histoires, va aggraver son cas en s'acoquinant avec un certain Williams Dunn, élève excentrique et cynique, engagé politiquement contre la guerre et ne manquant jamais une occasion de le faire savoir. Si leurs caractères diffèrent énormément, en revanche, leur solitude les rapproche.
Pendant que Martin réussit, par un tour de passe-passe que John va découvrir et garder pour lui, ce dernier continue sa vie livresque et ses études, malgré les moqueries dont il est victime de la part des jeunes de son âge, qui le traitent de poule mouillée. La propre soeur de Martin, pour qui il a le béguin, lui brisera le coeur en lui remettant la plume blanche que les mouvements patriotes destinent aux lâches qui n'ont pas rejoint l'armée.
Une série de drames va alors se produire, bouleversant la vie de John en profondeur. Il va y laisser tous ses repères, le peu de certitudes qu'il pouvait avoir et les rares éléments auxquels il pouvait encore se raccrocher. Alors, il va se concentrer sur sa dernière planche de salut, bien fragile et entourée d'interrogations et de doutes : son amitié pour Martin.
"Courrier des tranchées" est un épais roman de près de 600 pages qui se divisent en deux parties distinctes. Il se passe énormément de choses dans la première, dont sont issus les éléments cités jusqu'ici, il s'en passe bien d'autres dans la seconde, sensiblement différente, mais j'ai choisi de ne rien vous dire à ce sujet et de garder un certain mystère sur les événements-clés de la vie de John.
J'espère avoir planté le décor de mon mieux. Il faut dire que ce décor est tout sauf anodin, dans la première comme dans la seconde partie. "Courrier des tranchées", allusion non seulement aux lettres envoyées par les soldats depuis le front mais aussi aux terribles missives au tampon reconnaissable entre mille annonçant aux familles la pire des nouvelles qu'on puisse redouter, est un roman sur la guerre, celle de 14-18...
Avec un intérêt majeur : on ne plonge pas directement dans les tranchées, on s'intéresse à ce qui s'est passé avant, mais aussi pendant cette première période du conflit, alors qu'il n'est pas encore enlisé et qu'on croit qu'il sera terminé avant Noël. Brijs donne une chronique passionnante du Londres de 1914 et de sa vie quotidienne.
En particulier, cet enthousiasme fou qui s'accompagne de nombreux défilés et parades pour cette guerre, alors qu'on pourrait imaginer qu'il y aurait une certaine crainte. Par la suite, entre les soutiens aux soldats et les campagnes contre les lâches et en faveur du recrutement, qui vont s'accélérer dès que la perspective d'une guerre longue va croître.
On suit même les premiers bombardements de la capitale britanniques par les Zeppelins allemands et la ferveur qui laisse part à la terreur. La guerre s'invite dans Londres, alors que le front semblait bien loin jusqu'ici. Mais, cela ne changera pas le regard d'une population de plus en plus revancharde et partisane d'efforts conséquents pour châtier cet ennemi lâche qui frappe depuis le ciel.
Et puis, il y a ce Londres pauvre, digne de Dickens ou de London, dans lequel évoluent les deux personnages centraux de l'histoire. Les Bromley y sont nés et n'en ont pas bougé, les Patterson y sont venus lorsque la mère de John est décédée, quittant un quartier bien plus confortable. C'est aussi là, peut-on imaginer, qu'on recrutera plus facilement la chair à canon qui ira se faire tuer dans les tranchées.
C'est dans ce quartier de Hoxton que travaille le père de John, ce facteur devenu bibliophile par amour pour sa défunte épouse. En apparence secondaire, ce personnage, complètement renfermé et qui paraît bien falot, tient pourtant un rôle très important dans l'histoire de "Courrier des tranchées". Il est surtout le porteur de mauvaises nouvelles, l'oiseau de mauvais augure, et c'est difficile à vivre.
L'exaltation initiale prend alors un sérieux coup au rythme des distributions de lettre dûment tamponnées et des funérailles (la plupart du temps, sans les corps, enterrés sur place) qui se succèdent. Mais, on constate que Londres va rester longtemps derrière ses hommes, le roman s'étendant sur plusieurs années, accueillant les soldats survivants comme de véritables héros.
Et il est bien là, le thème central de ce roman : l'héroïsme en temps de guerre. Je me souviens de cette phrase d'Olivier Peru, que j'ai placée en titre du billet consacré à son roman "Druide", qui dit que "la guerre n'engendre que des martyrs, pas des héros". Elle est aussi valable pour ce roman, car les héros sont le plus souvent morts ou alors bien abîmés, physiquement, comme moralement.
Je ne vais pas faire un cours sur la monstruosité de ce premier conflit mondial, de cette mitraille qui déchire les chairs, de ces marmitages qui font trembler le sol et les hommes, de ces charges suicidaires d'une tranchée à l'autre, dans un no-man's land transformé en champ de cadavres, de ces corps à corps à la baïonnette où l'on tue, les yeux dans les yeux, pour ne pas être tué...
L'horreur qui, bien vite, va faire oublier aux courageux soldats partis défendre leurs couleurs, l'enthousiasme avec lequel ils ont embarqué pour le continent. L'horreur qui nuance à grands traits le courage dont on les a affublés lorsqu'ils sont partis, l'équipement sur le dos et l'arme en main, sûr de la victoire rapide des leurs.
Pour les combattants, le courage, qu'est-ce ? Ils sont malades de trouille, espérant survivre encore au prochain assaut, défiant la mort plus que l'adversaire, servant de cible aux tireurs d'en face, redoutant de monter en première ligne et revenant à l'arrière transformés en fantômes, vidés de leur âme, de leur substance, pour avoir côtoyé de trop près l'indicible abomination.
Oui, bien sûr, ils sont courageux, qui pourraient leur dénier cela ? Ils sont des victimes de l'horreur qu'ils alimentent, mais malgré la peur qui leur ronge les entrailles, ils ont le courage insensé de repartir au combat jusqu'à ce qu'on les relève... ou qu'ils ne se relèvent plus. Mais, ce courage désespéré, il n'a plus rien à voir avec celui dont on les a parés un jour d'été de 1914.
Et les lâches, alors ? Oh, il serait simpliste de dire que les lâches, ce sont ceux qui ont eu raison de ne pas aller se faire tuer dans la boue de Picardie ou de Lorraine... D'autant que, redisons-le, John n'est pas un militant, juste un garçon candide et rêveur aux prises avec le tourbillon de l'Histoire. Pour lui, cette question de courage et de lâcheté, il ne se la pose même pas, ou alors tardivement.
Quant à la population, dans sa globalité, elle a cette vision certainement simpliste des courageux qui s'engagent et des lâches qui restent au pays. Simpliste, car la réalité, comme souvent, comme toujours, se moque du manichéisme basique et multiplie les nuances de gris entre le tout en noir et le tout en blanc.
Ce que Stefan Brijs montre avec une grande justesse, c'est qu'il ne faut préjuger de rien en la matière et que la guère n'est certainement pas le meilleur révélateur du courage et de la lâcheté. Il montre à quel point l'héroïsme est une illusion, car, ce qu'il faut accomplir pour y parvenir est soit abject, soit mortel...
Et puis, il y a la lâcheté institutionnelle, celle des courriers-types envoyés aux familles pour annoncer les décès des leurs. Des lettres sans coeur, sans âme, toutes sur le même modèle, laconique, insupportable dans leur hypocrisie, soulignant le courage du défunt mais sans expliquer le contexte de sa disparition, souvent bien moins glorieux.
Cette lâcheté dont le père de John se fait le messager dans la première partie du livre et qui va devenir obsédante pour John, qui va s'embarquer, j'essaye de ne pas trop en dire, dans une quête de vérité qui va changer bien des choses. Pour lui, mais pas seulement. Un coin du voile de mensonge et de propagande discrètement soulevé pour voir un bout de l'immonde réalité, et la garder ensuite pour lui.
L'histoire de John et de Martin fait passer ces deux garçons, arrivés à l'âge adulte au pire des moments, celui où le XXe siècle est entré dans une folie qui n'allait pas se terminer de sitôt, par bien des états différents, brouillant ainsi les définitions trop simplistes qu'on brandissait alors, pour encenser le courage et fustiger la lâcheté.
Peut-être même ne sont-ils ni l'un, ni l'autre. Je dois dire que je me pose la question depuis que j'ai lu ce roman. Et si l'héroïsme n'existait pas ? Et si l'absurdité de la guerre, plus encore de ces guerres modernes, véritables boucheries, effaçait toute notion de courage et de lâcheté ? A chaque lecteur, certainement, de se faire son avis à travers les destins des deux garçons.
La question du patriotisme est aussi posée avec force, quand elle flirte dangereusement avec le nationalisme et fait perdre la tête aux Nations. Ce que Brijs décrit à Londres ressemble certainement à ce qui a dû se passer au même moment à Paris ou Berlin. La certitude d'agir pour ce qui est bien, ce qui est juste, avant que l'horreur des combats ne face gicler le sang sur ces belles images.
Stefan Brijs signe ici un roman remarquablement construit, habité par la mort, omniprésente au long de ce livre, mais véritable hymne à la vie. Celle qui n'a pas besoin de placer courage et lâcheté au sommet d'une pyramide de valeurs. La vie pleine de rêves et d'espérance, et non d'images écoeurantes et indélébiles empreintes de désespoir...
Non, la guerre ne fait pas de héros, non, elle n'est pas l'étalon du courage, ni l'exaltation de la Patrie jusqu'à laisser sa vie, les tripes à l'air, dans la boue collante d'une campagne étrangère. Rien ne justifie de sacrifier toute une génération, et même plus, lorsque les effectifs commencent à manquer. Et aucune médaille, aucun applaudissement ne guériront les blessures, visibles ou invisibles, avec lesquels rentreront les "héroïques" survivants.