"Peu m'importe que ce livre soit, comme on l'a dit, l'essence suprême de l'art. C'est un crime de l'avoir écrit".

Il est des livres dont l'histoire est assez mouvementée, qui connaissent le succès, puis des éclipses, puis profitent de circonstances favorables pour retrouver le devant de la scène... Ainsi, au fil des ans, ils alternent entre lecture révérée (ou pas) par les spécialistes d'un genre et des périodes pendant lesquelles ils touchent des publics plus larges. C'est exactement le cas avec notre livre du jour, un recueil de nouvelles publié en 1895 et qui, devenu la référence des scénaristes d'une célèbre série télé, trouve un nouveau public depuis deux ans... "Le Roi en Jaune", de Robert W. Chambers, réédité en 2007 par les éditions Malpertuis, avec une nouvelle traduction de Christophe Thill et un passionnant dossier pour remettre ce texte particulier dans son contexte, vient même de sortir au début de cette année au Livre de Poche. L'occasion de découvrir un univers très sombre, très angoissant, également, nourri des propres expériences de l'auteur, jeune américain venu faire les Beaux-Arts à Paris...
Difficile de parler du "Roi en jaune"... Faut-il, comme j'ai pu le faire déjà sur ce blog, examiner chaque nouvelle ou bien se pencher sur la construction, apparemment assez hétéroclite de ce recueil ? Une première série, reliée entre elle par ce fameux Roi en Jaune, dont nous allons parler bientôt, rassurez-vous, et trois derniers textes ayant pour cadre la vie dans le Quartier Latin à la fin du XIXe siècle.
On pourrait même, je trouve, ajouter une espèce de "zone tampon", si je puis dire, avec un texte qui paraît n'appartenir à aucune des deux thématiques, mais nous plonge en pleine guerre de 1871... Tampon et transition, car, au final, tous ces textes ont tout de même des choses en commun et surtout, il pèse sur eux une ambiance pesante qui fait tout le sel de ce recueil.
Le recueil s'ouvre sur "le restaurateur de réputations", texte parfait pour se mettre dans l'ambiance, car c'est sans doute le texte le plus étrange de ceux qui nous sont proposés là. Paradoxalement, il se déroule en 1920, donc dans le futur, plus tardivement que les autres textes. On y suit un certain Monsieur Castaigne à New York.
On le voit évoluer, alors qu'il a fini de se remettre d'un accident de cheval qui lui a manifestement valu une longue hospitalisation et une longue convalescence. Mais le revoilà en forme et prêt à reprendre sa place auprès du bizarroïde Mr. Wilde, dont le métier est donc de restaurer les réputations des clients qui viennent le solliciter.
Mais Wilde n'est pas la personne la plus populaire de la ville. Même autour de Castaigne, on fait peu confiance à ce curieux personnage, au grand dam du jeune homme qui le défend becs et ongles. Pourtant, peu à peu, le comportement de Castaigne évolue et plonge irrémédiablement dans la folie. La faute à ce livre, lu pendant qu'il se soignait : "le Roi en Jaune".
Ce livre, on va le retrouver dans les nouvelles suivantes, à chaque fois sous forme de citations brèves, et à chaque fois, sa lecture a des effets terribles sur ses lecteurs. Dans "le Masque" et "Le signe jaune", on découvre de jeunes artistes, comme Chambers, lorsqu'il vint à Paris, aux prises avec les affres de la création.
Là encore, la lecture du "Roi en jaune" va bouleverser non seulement leur vie mais leur art. Dans "le Masque", un sculpteur a su reproduire la formule d'une fontaine pétrifiante, ce qui lui permet de réaliser d'incroyables sculptures en un rien de temps, juste en immergeant son sujet dans ce liquide miraculeux.
Dans "le Signe jaune", un peintre essaye de peindre son habituel modèle, avec qui il n'a jamais eu de problème jusqu'ici. Mais, après une étrange apparition, c'est comme si son art, son savoir-faire artistique, j'entends, était corrompu. Une nouvelle cauchemardesque, assez impressionnante et paranoïaque.
D'ailleurs, on retrouve cette impression très parano dans plusieurs des textes de Chambers. C'est aussi le cas de "La Cour du Dragon", où un homme fuit dans Paris comme s'il avait le diable aux trousses... Mais, après tout, qu'en sais-je ? Dans cet univers si oppressant et sombre, peut-être a-t-il raison de détaler comme il le fait !
Puis vient encore une nouvelle qui confine à la science-fiction autant qu'au fantastique : "la Demoiselle d'Ys", c'est un peu la quatrième dimension avant l'heure. Un homme qui se promène dans la lande bretonne et se perd. Incapable de retrouver son chemin, il tombe alors sur des personnages et des lieux inattendus...
"Le paradis du Prophète" est encore une fois un texte déroutant. Mais pas tant pour le fond que pour la forme. On se croirait dans un happening théâtral, des saynètes qui se succèdent avec des thèmes différents, sort de cauchemar éveillé... Sans doute le plus hermétique des textes présents dans "le Roi en jaune" (le recueil de Chambers, pas celui qui envoûte ses lecteurs).
Dans "La rue des Quatre-Vents", on retrouve encore des éléments liés à aux nouvelles précédentes, des noms propres, en particulier. Un jeune homme recueille un chat égaré, le nourrit en attendant de pouvoir le reconduire auprès de sa maîtresse. Mais rien n'est simple chez Chambers, et ce simple argument permet de créer une histoire angoissante et dramatique.
On quitte ensuite véritablement l'univers fantasmagorique pour aller vers des nouvelles plus réalistes. Pour autant, l'ambiance reste sombre, menaçante et, si "le Roi en Jaune" n'apparaît plus, la vie des personnages n'en est pas moins mouvementée. Avant de plonger dans sa vie d'étudiant aux Beaux-Arts, Chambers nous offre d'abord une superbe nouvelle dans le Paris de 1870.
Des artistes, encore et toujours, des Français, mais aussi beaucoup d'Américains, sont les protagonistes de "la Rue du Premier Obus". Pris au piège du siège de la capitale par les Prussiens, ils essayent de survivre. Ce texte est une plongée remarquable dans cette période historique forte, dans un Paris affamé où l'on a mangé tout ce qui pouvait l'être et où l'on redoute le pire.
A l'extérieur des fortifications, c'est la guerre, cette fois. Aux portes de Paris, l'expression n'est pas galvaudée. Et Chambers nous y emmène également. Mais, là encore, est-ce son style, est-ce son but, on est vraiment dans une ambiance sombre, pesante, et pas uniquement à cause de la menace que représente l'ennemi...
La talent de Chambers, j'ai trouvé, c'est de faire peser sur chaque texte ce climat si spécial, qui prive le lecteur de repères et semble lui annoncer le coup de théâtre à venir, la folie qui guette, la violence qui va éclater ou la mort qui attend son heure. C'est assez morbide, même lorsque, a priori, le sujet ne s'y prête pas. Et c'est un plaisir de lecture, pour qui aime cela.
Cela vaut encore pour les derniers textes, qualifiés de nouvelles bohême, en référence à la vie des étudiants des Beaux-Arts dans le quartier latin. Plus d'un demi-siècle avant que Gene Kelly incarne "un Américain à Paris", Chambers montre ce Paris des artistes en herbe, tirant le diable par la queue, apprenant leur art mais aussi la vie, loin de chez eux.
"La rue Notre-Dame des Champs" et "Rue Barrée" sont véritablement des chroniques de cette vie-là, qui doivent s'inspirer de la propre vie de l'auteur, lorsque celui-ci, assez peu de temps auparavant, appartenait à ce monde étudiant en ébullition. Le mystère y est moindre, c'est vrai, que dans la première partie du recueil, mais il reste tout de même ce côté sombre et cette inquiétude latente.
Pour Christophe Thill, Chambers est une sorte de chaînon manquant entre Poe et Lovecraft. On va qualifier "le Roi en Jaune" de littérature gothique, sans doute justement pour ce côté très sombre, ce côté nocturne et ces préoccupations qu'on peut rapprocher de celles du romantisme, même si celui-là est tardif.
En jetant un oeil aux remarques d'autres lecteurs, j'ai été surpris de voir certains d'entre eux se dire déçus de leur expérience, en particulier parce qu'il s'attendait à un recueil plus horrifique. Bizarrement, je ne m'attendais pas à trouver des monstres, des massacres, du sang qui gicle, etc. Et, en effet, c'est bien plus subtil que cela.
J'ai beaucoup insisté sur l'ambiance au long de ce billet, et je crois que c'est vraiment l'élément-clé de ce livre. Ne serait-ce qu'à travers l'action du livre qui rend fou (au sens du poison des albums de Tintin), "le Roi en Jaune". Elle n'est pas violente et brutale, mais diffuse, lente, comme un virus qui gagne et s'étend à l'organisme.
Alors, forcément, il n'y a que rarement de déchaînement de violence et cette folie qui semble hanter le recueil, qu'on ressent, qu'on touche presque du doigt, si elle est omniprésente, n'est pas forcément matérialisée par des situations horrifiques mais plutôt présentes dans des épisodes décalés, presque surréalistes, pour utiliser un mot anachronique, mais certainement pas inadéquat.
De la même façon, si vous voyez apparaître "le Roi en Jaune" au générique de la première saison de la série "True Detectives", qui a tant fait parler, ne vous dites pas : "chic, je vais lire le livre pour voir comment cela a été adapté !" Vous seriez là encore très déçu, car, les scénaristes se sont plus inspirés de l'ambiance du livre de Chambers et de l'idée de ce "Roi en jaune", aussi mystérieux qu'il est capable de rendre fou.
De mon point de vue, l'ambiance du recueil de Chambers et celle de la série de HBO sont très proches. Le passage à la série télé de cet univers sombre et inquiétant m'a paru réussi et fidèle, même si le contexte, les faits et l'intrigue n'ont rien à voir. Matthew McConnaughey, plus encore que Woody Harrelson, habité comme il l'est, dangereux, imprévisible et tête brûlée, est lui aussi un reflet du travail de Chambers.
Terminons, à tout seigneur, tout honneur, avec le Roi en Jaune en lui-même. Que sait-on exactement de ce livre ? Eh bien, justement, très peu de choses... On sait que le livre est tenu comme étant de très grande qualité, peut-être un chef d'oeuvre, et que ce souverain règne sur les mondes de Hastur et de Carcosa. Enfin, que ceux qui lisent ce texte paraissent traverser le miroir, en quelque sorte, jusqu'à croire qu'ils évoluent dans ce monde-là...
Mais pour le reste, tout est dans la suggestion et c'est aussi ce qui fait la force de ce livre : en effet, soit on se retrouve avec le texte intégral d'un livre censé rendre fou, et donc, nous avec, soit on s'appuie sur le mystère qui entoure l'ouvrage, sa réputation, ce qu'on en dit, ce qu'on en sait et les conséquences de sa lecture.
Le titre de ce billet est d'ailleurs révélateur : l'homme qui parle n'a pas lu "le Roi en Jaune" mais il en a entendu parler. Il y a eu du buzz, si je puis dire, autour de lui, et ce qu'il advient à ses lecteurs, que ce soit une rumeur ou que ce soit fondé, est arrivé aux oreilles du grand public. Ensuite, il y a les curieux et les prudents. Et les curieux le lisent à leurs risques et périls...
Il faut vraiment saluer le travail de Christophe Thill, qui n'a pas seulement proposé cette nouvelle traduction, mais a réalisé un travail de fond, en profondeur, autour de Chambers. Les nombreuses notes, les annexes, les explications données, tout cela permet de mieux entrer dans l'univers du "Roi en Jaune" et de l'appréhender avec, certes, 120 ans d'écart, mais sans négliger justement qu'on lit un texte passé.
D'ailleurs, je ne saurais que trop vous conseiller de le lire dans la version Malpertuis plutôt que dans celle du Livre de Poche. Avant tout, pour soutenir cette maison d'éditions qui propose un superbe catalogue aux amateurs de textes fantastiques, classiques comme contemporains, d'auteurs confirmés comme débutants. Sans oublier la couverture de Stuart Brill, qui met dans l'ambiance...
Maintenant, c'est à vous de voir si vous voulez prendre le risque d'entrer dans l'univers du "Roi en Jaune". Vous savez à quoi vous attendre. Vous savez quels sont les risques, et la folie qui menace... En tout cas, l'expérience littéraire est intéressante et justifie le voyage. Qu'il nous emmène simplement dans le passé ou, qui sait, dans un autre monde. Du côté de Carcosa, par exemple...