Monstres et miroirs, recueil de nouvelles fantastiques
Pas seul
Nous venions tout juste d’emménager dans une vieille longère perdue en plein cœur de la Beauce. Une partie de la demeure, restée inhabitée, abritait autrefois le bétail. Afin de profiter de tout l'espace, mes parents avaient décidé de rénover ces dépendances. Au premier étage, on fit construire une passerelle qui reliait la maison à la nouvelle chambre d’amis, puis au grenier. Le déplacement des affaires jusqu’à l’étage avait été assez laborieux ; l’embrasure était étroite, on s’y cognait facilement la nuque. Mais le résultat en valait la peine. La nouvelle chambre était plutôt agréable, si on ne prêtait pas attention à la nuée de poupées de porcelaine que ma mère avait installée çà et là. J’en faisais la collection depuis toute petite, et comme tout enfant, j'avais fini par m’en lasser. Ne voulant pas les jeter, elle s’en servit pour décorer la nouvelle chambre. On les disposa un peu partout dans la pièce : sur la table de chevet, le bureau, les rebords en bois. C’est à cet instant que je tombai sur un vieux clown en porcelaine. Je me souvenais de ce clown. Pourvu d’une clé en métal, il se balançait en faisant de la musique quand on l’actionnait. Cela faisait des années que je le cherchais. Après tous nos déménagements, je pensais l’avoir perdu. Je décidai donc de le mettre dans ma chambre. Le pauvre pantin était dans un piètre état ; avec le temps, son maquillage s’était effrité, son échine s'était courbée. Mais le mécanisme fonctionnait encore. Ses mains bougeaient encore timidement. Il portait des chaussures noires aux lacets peints en rouge, un pantalon à carreaux rouges et blancs, et aux rayures noires et vertes foncées ; un haut jaune serti d’un nœud papillon rouge à pois blancs, et une veste noire. Sa bouche était colorée en rouge et une fleur jaune, dont la tige verte partait de la commissure des lèvres, entourait son œil droit. Son autre œil était entouré de noir et une petite fleur verte était dessinée sur sa joue gauche. Il semblait heureux. Après l’avoir nettoyé, il était comme neuf. Je l’installai sur ma table de chevet et rejoignis aider ma mère à déballer les derniers cartons. Les poupées de porcelaine envahissaient désormais la chambre, à tel point que c’en était oppressant. Mais cela donnait un certain charme à la pièce. On avait mis le lit deux places de mes grands-parents, morts il y a quelques mois, ainsi que plusieurs de leurs livres. Pour je ne sais quelle raison, mon petit frère était très enthousiaste à l’idée de dormir dans la nouvelle chambre, aussi, nous y passâmes la nuit le jour-même. Le lit était confortable, et mon frère s’endormit aussitôt le film terminé. Épuisée, je m’endormis presque aussi vite, mais un bruit provenant de l’extérieur m’extirpa des bras de Morphée. Je sortis de la chambre d’amis et vis que la porte de l’autre chambre était ouverte. Cela me donna la chair de poule, j’étais certaine de l’avoir fermée à clé. A tâtons dans le noir, je traversai la parcelle et manquai de trébucher sur quelque chose. Un amas noir. Je me penchai et réalisai avec effroi que c’était notre chat. Son corps était méconnaissable. On l’avait lacéré et dépecé. Mais qui avait fait une chose pareille ? Quelqu’un était sûrement entré dans la maison. De la parcelle, je devinais de la lumière. Les jambes flageolantes et le cœur battant à tout rompre, je me dirigeai alors jusqu’à ma chambre. La lumière venait de là. Tétanisée, j’étais incapable d’ouvrir la porte. Je saisis alors la poignée et entrai. Il n’y avait personne. A la fois surprise et soulagée, je regardai attentivement la pièce. Tout était en ordre. Seul le pantin de porcelaine gisait sur le sol. Je le ramassai, et le remis à sa place sur la table de chevet. J’inspectai également la maison, personne n’était entré. Mais qui avait fait ça au chat ? Décidément trop exténuée pour parvenir à réfléchir, j’improvisai une sépulture pour notre pauvre félin et retournai me coucher. Le lendemain, je remarquai que des taches de sang jonchaient le sol de ma chambre. Le chat était-il venu jusqu’ici ? La porte était pourtant fermée. Mais le plus intriguant, c’est qu’il n’y en avait qu’à un endroit. Autour de ma table de chevet. Je nettoyai les traces tout en me persuadant qu’il s’agissait du sang de notre chat blessé. Mais sa mort subite me laissait perplexe. Mes parents disaient que c’était un chien qui lui avait fait ça. Mon frère, quant à lui, était persuadé qu’il s’agissait d’un renard. Je n’en étais pas si sûre. Tout cela me semblait si irréel que je ne pleurai même pas. J’étais trop inquiète. Et si quelqu’un s’était bien introduit dans la maison la nuit dernière ? Je décidai de ne rien dire à mon frère pour ne pas l'effrayer. Après tout, je délirais peut-être. Cette nuit-là, je décidai de dormir dans ma chambre. Mon frère, lui, préféra une fois encore la chambre d’amis à la sienne. Après ce qui s’était passé, je ne parvenais pas à trouver le sommeil. Aussi, pour essayer de trouver une explication, je retournai sur la parcelle. Peut-être qu’un détail m’avait échappé. Mais il n’y avait rien à part du sang séché et une odeur rance. Je retournai bredouille dans ma chambre. Je consultai le réveil posé sur ma table de chevet. 1h23. Je remarquai alors que l’expression du clown avait changé. Son sourire allègre s’était brisé. Une certaine angoisse se décelait même dans son regard. Je m'en emparai pour l'examiner de plus près ; il m’échappa des mains et tomba sur le sol. Je me penchai pour le ramasser et aperçut d’autres taches de sang. Seulement, celles-ci formaient des lettres. Pas seul. Qu’est-ce que ça voulait dire ? Et qui avait écrit ces mots ? Je contemplais le pantin de porcelaine, paniquée. Un frisson me parcourut l’échine. Mon frère ! Il ne fallait pas que je le laisse tout seul dans cette chambre ! Je me levai d’un bon et courus jusqu’à la chambre d’amis, mais la porte était fermée à clé. On avait pourtant perdu la clé de cette chambre ! Désespérée, je martelai la porte de coups de poings et appelai mon frère. En vain. Il ne m’entendait pas. Qui avait donc fermé la porte ? « - Ouvre-moi ! » criai-je de plus belle. Mais personne ne me répondait. Je donnai de violents coups d’épaule, jouai avec la poignée. La porte finit enfin par céder. J’entrai en trombe dans la chambre, et ce que je vis me paralysa d’horreur. La poupée de porcelaine me fixait de ses yeux vitreux et me souriait de toutes ses dents.
Pas seul
Corridor, Michaël Brack
(Huile sur toile)
Nous venions tout juste d’emménager dans une vieille longère perdue en plein cœur de la Beauce. Une partie de la demeure, restée inhabitée, abritait autrefois le bétail. Afin de profiter de tout l'espace, mes parents avaient décidé de rénover ces dépendances. Au premier étage, on fit construire une passerelle qui reliait la maison à la nouvelle chambre d’amis, puis au grenier. Le déplacement des affaires jusqu’à l’étage avait été assez laborieux ; l’embrasure était étroite, on s’y cognait facilement la nuque. Mais le résultat en valait la peine. La nouvelle chambre était plutôt agréable, si on ne prêtait pas attention à la nuée de poupées de porcelaine que ma mère avait installée çà et là. J’en faisais la collection depuis toute petite, et comme tout enfant, j'avais fini par m’en lasser. Ne voulant pas les jeter, elle s’en servit pour décorer la nouvelle chambre. On les disposa un peu partout dans la pièce : sur la table de chevet, le bureau, les rebords en bois. C’est à cet instant que je tombai sur un vieux clown en porcelaine. Je me souvenais de ce clown. Pourvu d’une clé en métal, il se balançait en faisant de la musique quand on l’actionnait. Cela faisait des années que je le cherchais. Après tous nos déménagements, je pensais l’avoir perdu. Je décidai donc de le mettre dans ma chambre. Le pauvre pantin était dans un piètre état ; avec le temps, son maquillage s’était effrité, son échine s'était courbée. Mais le mécanisme fonctionnait encore. Ses mains bougeaient encore timidement. Il portait des chaussures noires aux lacets peints en rouge, un pantalon à carreaux rouges et blancs, et aux rayures noires et vertes foncées ; un haut jaune serti d’un nœud papillon rouge à pois blancs, et une veste noire. Sa bouche était colorée en rouge et une fleur jaune, dont la tige verte partait de la commissure des lèvres, entourait son œil droit. Son autre œil était entouré de noir et une petite fleur verte était dessinée sur sa joue gauche. Il semblait heureux. Après l’avoir nettoyé, il était comme neuf. Je l’installai sur ma table de chevet et rejoignis aider ma mère à déballer les derniers cartons. Les poupées de porcelaine envahissaient désormais la chambre, à tel point que c’en était oppressant. Mais cela donnait un certain charme à la pièce. On avait mis le lit deux places de mes grands-parents, morts il y a quelques mois, ainsi que plusieurs de leurs livres. Pour je ne sais quelle raison, mon petit frère était très enthousiaste à l’idée de dormir dans la nouvelle chambre, aussi, nous y passâmes la nuit le jour-même. Le lit était confortable, et mon frère s’endormit aussitôt le film terminé. Épuisée, je m’endormis presque aussi vite, mais un bruit provenant de l’extérieur m’extirpa des bras de Morphée. Je sortis de la chambre d’amis et vis que la porte de l’autre chambre était ouverte. Cela me donna la chair de poule, j’étais certaine de l’avoir fermée à clé. A tâtons dans le noir, je traversai la parcelle et manquai de trébucher sur quelque chose. Un amas noir. Je me penchai et réalisai avec effroi que c’était notre chat. Son corps était méconnaissable. On l’avait lacéré et dépecé. Mais qui avait fait une chose pareille ? Quelqu’un était sûrement entré dans la maison. De la parcelle, je devinais de la lumière. Les jambes flageolantes et le cœur battant à tout rompre, je me dirigeai alors jusqu’à ma chambre. La lumière venait de là. Tétanisée, j’étais incapable d’ouvrir la porte. Je saisis alors la poignée et entrai. Il n’y avait personne. A la fois surprise et soulagée, je regardai attentivement la pièce. Tout était en ordre. Seul le pantin de porcelaine gisait sur le sol. Je le ramassai, et le remis à sa place sur la table de chevet. J’inspectai également la maison, personne n’était entré. Mais qui avait fait ça au chat ? Décidément trop exténuée pour parvenir à réfléchir, j’improvisai une sépulture pour notre pauvre félin et retournai me coucher. Le lendemain, je remarquai que des taches de sang jonchaient le sol de ma chambre. Le chat était-il venu jusqu’ici ? La porte était pourtant fermée. Mais le plus intriguant, c’est qu’il n’y en avait qu’à un endroit. Autour de ma table de chevet. Je nettoyai les traces tout en me persuadant qu’il s’agissait du sang de notre chat blessé. Mais sa mort subite me laissait perplexe. Mes parents disaient que c’était un chien qui lui avait fait ça. Mon frère, quant à lui, était persuadé qu’il s’agissait d’un renard. Je n’en étais pas si sûre. Tout cela me semblait si irréel que je ne pleurai même pas. J’étais trop inquiète. Et si quelqu’un s’était bien introduit dans la maison la nuit dernière ? Je décidai de ne rien dire à mon frère pour ne pas l'effrayer. Après tout, je délirais peut-être. Cette nuit-là, je décidai de dormir dans ma chambre. Mon frère, lui, préféra une fois encore la chambre d’amis à la sienne. Après ce qui s’était passé, je ne parvenais pas à trouver le sommeil. Aussi, pour essayer de trouver une explication, je retournai sur la parcelle. Peut-être qu’un détail m’avait échappé. Mais il n’y avait rien à part du sang séché et une odeur rance. Je retournai bredouille dans ma chambre. Je consultai le réveil posé sur ma table de chevet. 1h23. Je remarquai alors que l’expression du clown avait changé. Son sourire allègre s’était brisé. Une certaine angoisse se décelait même dans son regard. Je m'en emparai pour l'examiner de plus près ; il m’échappa des mains et tomba sur le sol. Je me penchai pour le ramasser et aperçut d’autres taches de sang. Seulement, celles-ci formaient des lettres. Pas seul. Qu’est-ce que ça voulait dire ? Et qui avait écrit ces mots ? Je contemplais le pantin de porcelaine, paniquée. Un frisson me parcourut l’échine. Mon frère ! Il ne fallait pas que je le laisse tout seul dans cette chambre ! Je me levai d’un bon et courus jusqu’à la chambre d’amis, mais la porte était fermée à clé. On avait pourtant perdu la clé de cette chambre ! Désespérée, je martelai la porte de coups de poings et appelai mon frère. En vain. Il ne m’entendait pas. Qui avait donc fermé la porte ? « - Ouvre-moi ! » criai-je de plus belle. Mais personne ne me répondait. Je donnai de violents coups d’épaule, jouai avec la poignée. La porte finit enfin par céder. J’entrai en trombe dans la chambre, et ce que je vis me paralysa d’horreur. La poupée de porcelaine me fixait de ses yeux vitreux et me souriait de toutes ses dents.