Si vous avez décidé de vous lancer dans la grande aventure que représente la lecture complète de la saga du Sandman, je vous préviens de suite : ne commencez pas par un regard distrait sur ce tome 6. Car pour une fois, il faut l'admettre, il s'agit d'une oeuvre totalement hermétique, qui ne concède en rien la moindre aide au néophyte. Neil Gaiman, au moment d'aborder le long arc narratif Les Bienveillantes, décide que l'heure est venue pour son personnage de boucler la boucle. Reprenant certaines trames et plusieurs bribes d'intrigues du passé, jouant avec des échos de nombreux épisodes des débuts de la série, ce Sandman se dirige vers une fin annoncée, et tragique, à travers une marche éprouvante faite de treize numéros, qui semblent par moments se diluer, s'étendre, se perdre dans ses ambitions et ses prétentions, mais en apparence uniquement. C'est un marathon qui se joue sur un faux rythme, avant un ultime sprint qui laisse hors d'haleine, et un monde qui se délite. Un récit qui se développe autour de la thématique du chiffre trois, comme les Bienveillantes, les Moires, les Euménides, les Gorgones, qui sont autant de correspondances et de jeux de miroirs pour des créatures qui ne vous lâchent plus et vous poussent à la folie ou au repentir, dès lors que vous avez fait couler le sang de votre famille. Hors le Sandman a tué son propre fils, Orphée, après l'avoir abandonné à son destin. Il entre donc sous le coup de cette loi tragique, et ne pourra rien faire lorsque ses poursuivantes parviendront à faire irruption en son royaume, afin que le dernier acte de cette pièce cruelle puisse se jouer. L'album commence avec le rapt de Daniel, un jeune enfant, que sa mère Lyta Hall (l'amazone Hyppolite) avait confié à Rose, une jeune baby-sitter, alors qu'elle était sortie au restaurant pour négocier avec son hypothétique futur patron. A son retour précipité, poussée par de sombres présages, elle découvre que la gamin n'est plus là, et la jeune fille qui en avait la charge est endormie sur le sol. Il faut dire que le Sandman avait averti la mère : l'enfant lui appartient, et il avait promis qu'il serait venu le récupérer tôt ou tard. Pire encore, Lyta est rapidement convaincu, par le biais de photos, que sa progéniture est morte calcinée, et c'est pour elle le début d'une lente descente dans la démence.Une descente remarquable, par ailleurs, avec en l'espace de deux cases successives une vision de ce qui se joue dans son esprit, et dans la case suivante ce à quoi cela correspond dans la réalité. Une folie qui la mène en des contrées inconnues et peut être non-existantes, ou elle fait la rencontre des Bienveillantes et trame une vengeance contre le Rêve. Celui-ci n'a plus vraiment le goût du combat, et semble se résigner à attendre ce que le Destin a prévu de lui faire subir. Un à un les personnages qui lui sont le plus proche au sein de son royaume sont assassinés ou effacés, et il accepte de renvoyer Nuala,la seule créature qui pourrait l'aimer vraiment chez elle, en Féerie. Seul et incompris, le Sandman traverse probablement ce qu'on pourrait expliquer par une dépression à caractère punitif et morbide. Mais ne reculant pas devant ses responsabilités, il entend les assumer jusqu'au bout, jusqu'à l'issue fatale. Au passage ce tome est truffée d'apparitions merveilleuses, grotesques, ou légendaires, comme Loki, Odin et bien sur Thor, ou bien la création d'un nouveau Corinthien qui part à la recherche du petit Daniel, sans savoir qu'il est l'objet d'enjeux bien au dessus de sa compréhension et de sa motivation. Coté dessins, il est vraisemblable que cela ne plaise pas à tout le monde. Le trait de Marc Hempel assume pleinement une apparence grossière et caricaturale, et tend vers l'abstrait et l'immédiat. La construction des planches aussi est la plupart du temps ultra classique, notamment avec ces six grosses cases carrées qu'on retrouve comme un leitmotiv. Cette géométrie "expressionniste" comme la qualifie Gaiman lui même a tout pour faire fuir le lecteur de passage, mais trouve un sens dans la dynamique des faits racontés, dans ce délitement et cette conclusion qui guettent le Rêve, lui qui prépare dans la passivité une sortie de scène qu'il attend en silence. Une conclusion poignante pour un personnage qui n'a jamais compris qu'il pouvait aussi s'accorder le droit d'être aimé ou apprécié, et qui est resté emmuré jusqu'au bout dans la solitude de ses songes, avant de pénétrer à jamais dans le réveil de l'oubli. Magistrale série toujours aussi bien documentée et commentée en appendice, dans une édition luxueuse, chez Urban, totalement indispensable. A lire aussi : Sandman Tome 5