"Le plus fort, le plus rapide. Le meilleur".

Par Christophe
Non, Steve Austin, l'homme qui valait trois milliards, n'est pas le personnage central de notre billet du jour. Mais cette phrase, sorte de mantra, revient très régulièrement au court du récit et être ou devenir ou démontrer cela est bien une partie du problème qui se pose au principal protagoniste du livre. Après le très remarqué "la Gifle", qui a divisé les lecteurs, revoilà donc Christos Tsiolkas sur ce blog, avec une histoire très différente mais dans laquelle on retrouve de nombreux thèmes communs. Pourtant, ce qui ressort de "Barracuda" (en grand format chez Belfond), c'est un personnage passionnant, qui ne devrait, lui non plus, pas plaire à tout le monde, déchiré, plein de haine et de culpabilité et en quête d'une rédemption, ou mieux, d'une acceptation de soi. Le tout, servi par le style Tsiolkas, violent, dur, cru, et par une construction tout à fait intéressante bien qu'assez déroutante de prime abord. Et, puisqu'il est énormément question de natation, c'est l'occasion ou jamais de dire que nous allons plonger dans ce roman...

Daniel Kelly est l'aîné d'une famille modeste de Melbourne. Son père est chauffeur routier et sa mère coiffeuse, tout deux passionnés de musique et de danse, sur les standards rythm'n'blues et soul des années 1950-1960. Mais, la passion de Daniel n'a rien à voir avec ces rythmes ou ces sons : lui, c'est la natation qui l'obsède.
Né en 1980, Daniel est un compétiteur et son objectif est clair : démontrer à tous qu'il est le meilleur nageur en décrochant l'or olympique, pas n'importe où, à Sydney, lors de l'édition 2000 de cette manifestation. Il n'est pas le seul à croire à ce succès : son entraîneur, Franck Torma, est persuadé de tenir là un véritable crack.
Pourtant, Daniel n'est pas heureux. D'abord, parce qu'il se sent mal dans sa peau, ensuite, parce que, boursier dans un grand collège, il se retrouve au milieu d'autres jeunes gens issus des classes sociales les plus aisées, qui l'ont d'abord traités avec hauteur et dédain, et auprès de qui il ne se sentira jamais à l'aise.
Un peu honteux de ses origines, de la modestie de sa famille, mais aussi de son sang mêlé, sa mère étant issue d'une famille grecque immigrée, Daniel vit très mal tout ce qui se passe en dehors de l'eau, le seul élément dans lequel il est lui-même. Une symbiose parfaite, comme s'il elle devenait son alliée et non l'obstacle à traverser.
Mais Daniel en est sûr, il est le plus fort, le plus rapide, le meilleur. Cette phrase, il l'a en tête dès que la tension monte. Et, pendant un bon moment, il va le prouver dans le bassin, enchaînant les victoires et les résultats prometteurs. Pour lui, toute place autre que la première est un échec et, malgré sa détermination et ses qualités, réelles, le joli scénario qu'il a imaginé ne va pas se dérouler comme prévu.
Daniel est un orgueilleux, défaut qu'un champion se doit de posséder, à condition qu'il ne se mue pas en vanité. Mais, l'orgueil de Daniel vient se heurter à la morgue de ses concurrents et, plus encore, de ses coéquipiers en équipe d'Australie. Ils sont tout ce que n'est pas Daniel : des golden boys, comme il les surnomme, né avec une cuillère en argent dans la bouche, l'allure anglo-saxonne qui convient, l'image idéale du nageur capable de gagner le coeur de la Nation.
Alors, parce que l'orgueil de Daniel s'accompagne d'une haine profonde, pour les autres, mais surtout pour lui-même, et d'une honte puissante, c'est la colère qui va l'emporter. Pas une seule fois, mais plusieurs. Et Daniel va se muer en Danny le Dingue, personnage méchant, violent, désinvolte, paresseux, velléitaire et jaloux, paria au sein de son école, cancre et proche de perdre sa bourse.
La natation, qui était sa raison de vivre, devient alors un objet de haine supplémentaire. Il ne la pratique plus, ignore son mentor, oublie ses ambitions, renie cette passion folle et devient un sale gosse mal élevé et bagarreur, bien loin du héros national nimbé d'or olympique qu'il souhaitait devenir plus que tout.
Un revirement qui va lui valoir pas mal de problèmes jusqu'à ce que l'histoire tourne mal... Une fois adulte, c'est un Daniel faisant profil bas qu'on découvre, vivotant, se cherchant une voie à suivre, tant personnellement que professionnellement, affirmant, quand la question arrive sur le tapis, qu'il n'a jamais su nager, redoutant l'attachement, multipliant les anicroches avec son père et affichant son mépris pour les golden boys.
Un mot, ici, de la construction du roman. Peut-être avez-vous l'impression que je vais loin en vous parlant de Daniel adulte. Oui, et non. "Barracuda" est construit de manière très étonnante, un peu déroutante d'emblée, mais qui prend tout son sens au fil des chapitres. Je me suis creusé la tête pour chercher à vous le décrire, mais voilà ce qui m'est venu.
Il s'agit d'une croix de Saint-André, comme celle qui orne le drapeau écossais, région où se déroule d'ailleurs une partie du roman de Christos Tsiolkas. Bon, un X, pour faire plus simple, allez. Une double trajectoire, entre Daniel d'un côté et Danny le Dingue de l'autre. De l'enfance à aujourd'hui, un parcours presque schizophrénique entre les deux revers d'une même médaille.
La narration alterne les deux époque, adolescence, âge adulte, avec des épisodes qui se répondent et éclairent toutes les contradictions qui animent Daniel, vont le pousser à bâcler sa carrière sportive et à connaître un début de vie adulte pour le moins compliqué. La première partie du roman est la plus violente, car c'est la descente aux enfers de ce garçon. La seconde, c'est sa démarche vers la rédemption.
Plus encore, une démarche personnelle vers une acceptation de ce qu'il est. Daniel ne s'aime pas, n'aime pas son corps, sa pilosité importante, l'image qu'on lui renvoie à travers ses origines sociales et ethniques, le respect qu'il gagne péniblement, cet écart impossible à combler qu'il y a entre lui et ses camarades de classe...
Il ne s'entend finalement bien qu'avec Dem, jeune fille au caractère bien trempé, issue d'une famille turque, ou encore Luke, le souffre-douleur du collège qui cherche, tant bien que mal à exister... Les autres, il les admire et les envie autant qu'il les déteste. Et c'est toute l'hypocrisie, réciproque, de cette relation, qui sera la cause principale de la chute de Daniel.
Dans sa quête de rédemption et d'acceptation de lui, Daniel devra donc faire avec tout cela. Ainsi qu'avec son homosexualité, qu'il vit également assez difficilement. On ressent dans les relations qu'il entretient avec ses amants, toute la culpabilité et la honte qui l'habitent. L'assouvissement du désir, brut, parfois violent, est un exutoire, mais cela alimente aussi son manque d'estime pour lui-même.
Je sais pertinemment que ce Daniel Kelly en dérangera beaucoup, en rebutera certains, qu'il ne sera pas le personnage idéal que tant de lecteurs semblent rechercher dans leurs lectures. Et pourtant, je crois sincèrement qu'on a là un grand personnage littéraire, complexe, déroutant, ambigu, profond, qui touche autant qu'il peut écoeurer, qui agace autant qu'il peut attendrir...
Daniel Kelly est un écorché vif, un être profondément malheureux, en quête d'amour et de reconnaissance. Mais, à chaque fois, lui revient au visage ces imperfections qu'il n'a pas choisies ; sa famille, ses origines, ses différences, ses faiblesses... Oui, il peut être passablement pénible et on peut le détester, mais il est le produit de cette société australienne qui dysfonctionne et que dénonçait déjà Tsiolkas dans "la Gifle".
Racisme, hypocrisie des classes aisées, questions religieuses, je n'en ai pas parlé, mais vous verrez que cela tient une place importante dans le roman et vient ajouter au sentiment de déracinement de Daniel, tout cela se retrouve dans "Barracuda" et influe sur l'adolescent en pleine formation qu'est Daniel Kelly.
Oh, il a ses responsabilités, aussi, le Dingue n'est pas juste un avatar, c'est aussi un choix conscient, une réaction à l'injustice ressentie et une manière de se punir d'être ce qu'il est et de ne pas être un golden boy, ni aujourd'hui, ni jamais. Derrière la carrière avortée du nageur, on trouve une critique virulente de cette société australienne des 20 dernières années, oublieuse de son passé et au modèle social largement défaillant.
On trouve aussi une thématique très intéressante autour du sport, qui occupe une place importante dans la société australienne. Dans l'apprentissage, sans doute un héritage des colons britanniques, mais aussi le haut niveau. Des personnages reprochent d'ailleurs ce choix de société, où l'on préfère mettre en avant ces domaines, plutôt que la culture et l'art, par exemple.
Réponse : parce que c'est le seul moyen qu'on a trouvé pour exister aux yeux du monde. Il y a un certain complexe d'infériorité de la part des Australiens par rapport à l'Europe, l'Amérique et même l'Asie émergente. Nouveaux signes d'un pays qui se cherche et a bien du mal à se trouver. Les JO de Sydney seront, d'une certaine façon, une espèce de ciment, mais aussi un crépi cachant les imperfections qu'on ne voudrait plus voir.
Comme dans "la Gifle", Christos Tsiolkas ne fait pas dans la dentelle. Un style brut de décoffrage, volontiers cru et violent, le lecteur n'est pas ménagé, les personnages non plus. Là encore, il y a matière à désarçonner le lecteur et, pour ceux qui ont eu du mal avec "la Gifle", les mêmes problèmes risquent de se reproduire.
Pour moi, cette violence des mots est partie intégrante du travail de Tsiolkas et de sa réflexion sur la société australienne dans laquelle lui-même a grandi et a été élevé. Une société qui, malgré toutes les tentatives pour l'aseptiser, reste terriblement violente. Pas sur un plan physique, on ne parle pas ici de délinquance, mais bien de pression sociale et de défaillance humaine.
On pourrait d'ailleurs rapprocher ce que raconte Christos Tsiolkas dans "Barracuda", à travers le destin de ce jeune nageur, de l'aura pleine de soufre qui commence à entourer la star montante du tennis australien, Nick Kyrgios, dont le profil est assez proche de celui de Daniel Kelly. Et se rendre compte que ce que l'on juge vulgaire ou grossier, dérangeant et déplacé dans le style du romancier est sans doute le reflet d'une certaine réalité.
Mais Christos Tsiokas n'est pas seulement cet auteur provocateur qui bouscule rudement ses lecteurs. Il montre aussi dans "Barracuda" d'autres qualités en signant de magnifiques pages sur la natation. Le sentiment de plénitude qu'on ressent quand Daniel nage est parfaitement retranscrit et cette communion avec l'eau est superbe.
Cette eau qui est, certainement, un des éléments majeurs de ce roman. On le sait, les symboliques qui l'entourent sont nombreuses, souvent liées aux cultes et aux rites. En ce qui concerne Daniel Kelly, j'ai eu le sentiment qu'à travers elle, il connaissait le paradis, l'enfer et le purgatoire. Et il y aurait énormément à écrire sur la relation de ce personnage à cet élément, y compris dans ce qu'elle a de profondément bouleversant.
Il y a tant de choses à dire sur ce livre, complexe, dans le fond comme dans la forme, mais passionnant et qui ne laissera sans doute personne indifférent. Et, je crois que je tenais peu ou prou les mêmes propos dans le billet consacré à "la Gifle", ce serait certainement une erreur de croire que tous ces problèmes seraient des spécificités australiennes. Il y a aussi des enseignements à tirer pour notre douce France, dans ce roman.