"Donc, ta vie entière, tu vas la passer ici, hein ?"

Par Christophe
L'accroche de ce billet pourrait sembler un peu banale, et pourtant, elle me paraît correspondre parfaitement à l'esprit du roman dont nous allons parler aujourd'hui. Un livre qui va nous emmener en Afrique, un continent soumis à la fois aux influences européennes, du fait de la colonisation, mais aussi à l'instabilité politique qui a souvent accompagné l'indépendance. Comme il l'a déjà fait par le passé, Alain Mabanckou choisit pour son "Petit Piment" (en grand format au éditions du Seuil) le Congo de son enfance, mais pas uniquement, comme cadre d'une histoire pleine de fantaisie et d'ironie, un vrai roman picaresque mettant en scène une galerie de personnages hauts en couleur. Et toujours, ce regard à la fois rempli de tendresse pour le peuple congolais et très critique envers ceux qui les gouvernent. Si vous avez aimé "Verre-Cassé", vous devriez apprécier "Petit Piment", qui est, en quelque sorte, son cousin. Et Mabanckou nous offre une fin sujette à bien des interprétations...

Moïse, puisque tel est le nom qu'on a donné à cet enfant, abandonné à la porte d'un orphelinat de Loango, à quelques kilomètres de Pointe-Noire, capitale du Congo, commence, avec l'adolescence, à se poser bien des questions. Sur lui, sur ses racines, sur le monde qui l'entoure, aussi. A 13 ans, il n'a guère connu que la vie d'élève interne dans cette école et l'enseignement de Papa Moupelo.
Ce dernier, prêtre d'origine zaïroise, est adulé par ses élèves à qui il prodigue une vraie joie de vivre, en plus de ses enseignements religieux. Mais, du jour au lendemain, Papa Moupelo va disparaître de la vie des orphelins de Loango. Le Congo a soudainement changé de régime politique et, avec l'avènement d'un régime socialiste inspiré par Moscou, un prêtre, qui plus est étranger, n'était plus le bienvenue.
Désormais, l'orphelinat est dirigé d'une poigne de fer par le directeur, Dieudonné Ngoulmoumako, qui, pour les élèves, est tout le contraire de Papa Moupelo. Les enfants détestent cet homme sévère, volontiers dur avec eux, qui entend les mener à la baguette. Il faut dire que l'homme n'est pas franchement un philanthrope.
C'est un opportuniste qui, malgré les tensions ethniques permanentes et l'instabilité politique, entend faire son trou. Cet ambitieux, qui aspiraient à d'autres fonctions plus prestigieuses que la direction d'un orphelinat, a dû mettre son orgueil dans sa poche, faute d'un réseau assez fort pour s'imposer ailleurs, dans un pays où le népotisme est partout.
Il s'est finalement laissé convaincre de prendre les rênes de l'établissement, malgré le peu d'affection qu'il a pour les enfants. Mais, lui a-t-on dit, c'est un poste peinard, stable et surtout, grâce auquel il pourra, ce qui n'est pas anodin, se remplir les poches. Alors, il a relevé le gant, en attendant peut-être mieux, et désormais, il règne en despote sur l'orphelinat.
Peu à peu, à Loanga comme dans tout le pays, l'ambiance change radicalement. Alors que le régime politique installe doucement une dictature dominée par des personnages corrompus, l'orphelinat est lui aussi placé sous une impitoyable férule. Au point que certains, comme Moïse, ont du mal à se plier à ces nouvelles directives.
Bientôt, Dieudonné Ngoulmoumako va finir de remplacer tout le personnel ayant accompagné l'enfance de Moïse pour embaucher, à leur place, ses proches, à l'attitude nettement moins conciliantes vis-à-vis des élèves. De quoi faire souffler un léger vent de révolte parmi les orphelins, peu habitués à être ainsi mal traités.
Moïse fait partie des élèves qui sont dans le collimateur du directeur. Depuis son arrivée à l'orphelinat, alors qu'il était encore tout bébé, le garçon n'inspire pas confiance à Ngoulmoumako. Ce dernier voit l'abandon d'un garçon comme un mauvais présage et il voit en Moïse une potentielle source d'ennuis.
Idem pour des jumeaux, qui sont arrivés plus tardivement à l'orphelinat. Ces deux-là sont des durs, leur (mauvaise) réputation les précède et Ngoulmoumako s'inquiète de voir son orphelinat devenir, aux yeux du régime qu'il sert, mais, après s'être servi lui-même, une maison de correction pour jeunes et turbulents voyous...
Effectivement, Songi-Songi et Tala-Tala vont mener la vie dure à tout le monde à l'orphelinat. Un endroit bien trop étroit pour eux et où la discipline leur pèse. Bientôt, ils vont trouver l'occasion de monter un plan d'évasion. Et ils proposent à Moïse, un des rares à avoir osé et su leur tenir tête, de les accompagner.
La garçon, qui a des envies d'ailleurs depuis un bon moment et ne supporte plus la sévérité excessive et arbitraire que fait régner le directeur sur l'orphelinat, finit par accepter de les suivre dans cette aventure, au contraire de son meilleur ami, Bonaventure. Un adolescent toujours pessimiste, prompt à voir le pire en chaque situation et qui attend qu'un avion se pose devant l'orphelinat pour venir le chercher...
C'est donc sans son ami de toujours que Moïse, bientôt rebaptisé Petit Piment, en raison de ses exploits, va partir à la découverte du monde, enfin de Pointe-Noire, au sein d'une troupe de jeunes voleurs écumant la capitale pour survivre. Mais le garçon a l'indépendance dans le sang et va peu à peu s'éloigner de cette bande, pour vivre ses propres aventures. Une nouvelle vie qui ne sera pas de tout repos...
Je l'ai dit en préambule, "Petit Piment" est un roman picaresque, même si l'on suit Moïse sur plusieurs décennies et qu'il devient donc un adulte. Pourtant, cette classification me paraît juste, car, devenu Petit Piment, Moïse ne va guère se montrer responsable et va rester, tout au long de son existence mouvementée, un grand gamin.
L'alcool, ingurgité en grande quantité, mais aussi une certaine folie qui va s'emparer de lui lorsque, suite à la décision du maire de Pointe-Noire, le monde confortable dans lequel il avait trouvé sa place, va voler en éclats, expliquent cela. Mais, c'est aussi parce que Moïse va rester toujours l'orphelin de Loanga, son véritable repère, humain et culturel.
Je pourrais vous parler de la quête d'une mère, qui débute dès la première partie du roman, à l'orphelinat, avant de se poursuivre dans la seconde, de manière assez classique, c'est vrai, mais bien réussi. D'ailleurs, c'est l'échec de cette quête qui va conditionner toute la dernière partie du livre, en plongeant Moïse dans un profond désarroi.
Mais, c'est ailleurs qu'on trouve la grandeur de Petit-Piment, dans sa vie rêvée, ou presque. Celle dans laquelle il aurait pu être Robin des Bois, d'Artagnan ou Don Quichotte... Comme ce fut le cas dans l'excellent "Verre Cassé", livre avec lequel j'avais découvert Alain Mabanckou, on a dans "Petit-Piment" un personnage central pétri de références littéraires.
Elles ne sont pas exactement les mêmes que son lointain cousin pilier de bar, mais elles représentent parfaitement ce que pouvait être l'univers d'un adolescent dans les années 70-80, des lectures qui permettent de s'évader, marquent les esprits et créent des liens puissants. Un gamin qui n'a pour horizon que les murs d'un triste orphelinat ne peut qu'être sensible à de tels rêves d'héroïsme et d'aventures.
"Petit-Piment" débute par cette partie en milieu clos, j'allais dire carcéral, n'exagérons pas, tout de même, dans cet orphelinat qui va pâtir du changement de régime politique à la tête du pays. A ce propos, si l'on s'intéresse au premier plan à l'évolution du personnage principal, Moïse, dit Petit Piment, en filigrane, Alain Mabanckou n'oublie pas d'esquisser la situation toujours complexe du Congo.
Avant même les questions politiques et idéologiques, ce sont les questions ethniques, qui frappent. Comme dans tant de pays africains, on n'en finit pas de se disputer, doux euphémisme, entre gens du nord et du sud, entre membres de tel groupe et de tel autre... Favoritisme, corruption, violence, soif de pouvoir, tout cela se nourrit de ces haines omniprésentes.
Mais l'on voit aussi, sur une assez longue période, ces changements forts de régimes qui marquent les esprits. Lorsque l'on découvre l'orphelinat de Loango, l'indépendance est encore récente et l'influence occidentale, on le ressent, reste très forte. L'orphelinat, en lui-même, ressemble à un établissement scolaire européen et la religion catholique est la règle.
Même si Papa Moupelo est Zaïrois, il est prêtre catholique et, en cela, il incarne le lien colonial qui demeure. Lorsque le régime socialiste s'impose, suivant le modèle soviétique, il éradique aussitôt ce lien, dégageant tout ce qui peut avoir trait à la religion. Mais, d'un opium du peuple à l'autre, le nouveau modèle politique, censé permettre au pays de prendre son destin en main, s'avère un peu trompeur.
La région, qui connaît beaucoup d'agitation, à la même époque, avec les guérillas castristes, par exemple en Angola, reste tout de même sous une emprise qui reste à la merci de pouvoirs non-africains. Et, dans la dernière partie, lorsque le modèle socialiste s'est définitivement essoufflé, laissant la place à un régime plus libéral, mais dont les rouages n'ont pas vraiment changé, on retrouve la religion.
Une autre forme de religion, incarné par un pasteur, sans doute formé aux Etats-Unis, membre de ces églises évangélistes en plein essor et qui s'appuient sur un prosélytisme de tous les instants pour progresser sur une partie du continent. Le plus triste, c'est que, si les influences extérieures changent, la situation interne, elle, n'évolue guère, toujours avec la corruption, le clientélisme, la démagogie et le recours aux boucs émissaires pour masquer échecs et insuffisances.
Au milieu de tout cela, Moïse est vraiment le parfait personnage picaresque. Tout ce que je viens de dire lui importe peu, il veut d'abord vivre, découvrir la vie, le monde, vivre l'enfance dont l'orphelinat l'a privé, et peut importe ce qui se passe autour. Sauf que, évidemment, ce voeu pieux est impossible à exaucer.
Avec des éléments assez classiques de la littérature, la quête initiatique, le roman picaresque, l'enfance difficile, l'imaginaire débridé, Alain Mabanckou nous offre un très joli livre, où l'on retrouve tout son univers, la nostalgie de l'enfance et de ce Congo qu'il aime tant et dont il parle si bien, la littérature, bien sûr, mais aussi la critique virulente sous le vernis ironique des dérives politiques du pays.
Mais où va Petit Piment ? Et surtout, où nous emmène-t-il ? Je dois dire que je suis resté dans un certain brouillard une bonne partie du temps. Car, une fois qu'il a quitté l'orphelinat, la vie de Moïse devient rapidement peu évidente à suivre. L'alcool lui embrume-t-il à ce point l'esprit ? Est-il devenu fou ? Ou, alors... Ah, la thèse que j'ai en tête, je ne peux la dévoiler complètement ici...
Eh oui, ce serait trop vous en dire. En particulier, parce qu'il faudrait évoquer la toute fin du roman. Et ça ne se fait pas, on le sait. D'ailleurs, si, parlons-en de cette fin. Non, pas des les faits, rassurez-vous, mais parce que je pense qu'elle devrait faire pas mal couler d'encre. Enfin, virtuelle, l'encre, de la part des lecteurs et blogueurs.
Alain Mabanckou offre une fin en pied-de-nez, en quelque sorte, et, malicieusement, il semble adresser un clin d'oeil au lecteur en lui disant : "et toi, tu en penses quoi ?" Oui, ce dénouement, je pense qu'il fera l'objet d'interprétations sensiblement différentes d'un lecteur à l'autre. Et c'est ce qui fait une partie du charme de ce livre.
Si vous avez déjà mis un pied dans l'univers plein d'érudition et d'espièglerie d'Alain Mabanckou, vous ne serez pas dépaysé, c'est un cru dans la lignée des précédents livres. Si vous n'avez encore jamais fait l'expérience de lire cet auteur, alors, suivez le guide ! Vous vous offrirez alors un voyage dans une Afrique entre rêve et réalité, avec ce regard enfantin où pointe une certaine nostalgie...