"Nous avons prié avec un os au travers de la gorge et le goût du rêve dans la bouche, une gingembrette qui refusait de fondre".

C'est aussi une sortie de cette rentrée littéraire, dont nous allons parler ce jour, mais au rayon des livres de poche, cette fois. Une lecture envoûtante et dépaysante, je n'ose dire onirique, car on est en permanence tout près de basculer dans le cauchemar. Un voyage sur une île dont nous entendons régulièrement parler, en général parce qu'elle est frappé par une catastrophe, d'origine naturelle ou humaine : Haïti. Mais, sur le plan littéraire, c'est aussi un pays plein de richesse et de plumes talentueuses qui honorent la francophonie. Voici, en ce qui me concerne, une découverte, celle de Yannick Lahens, auteur de "Bain de Lune", paru en grand format chez Sabine Wespieser et qui vient donc de sortir en poche aux éditions Points. L'histoire d'une dynastie familiale traversant le siècle troublé que fut le XXe siècle, entre dictature et volonté de faire survivre les traditions les mieux ancrés, entre racines et exil, entre espoir et mort...
Une nouvelle fois, Haïti a été durement frappé par les éléments. Cette fois, c'est une tempête qui, trois jours durant, s'est déchaînée sur ses côtes, provoquant pas mal de dégâts. Mais, enfin, elle s'apaise et la vie reprend doucement. Sur une plage, un pêcheur aperçoit une forme qui n'a rien des habituels reliquats que la mer démontée laisse derrière elle.
Et pour cause : c'est le corps d'une jeune femme. Elle est bien mal en point, respire encore mais à peine. L'affolement gagne alors le pêcheur : qui est-elle, comment s'est-elle retrouvée là ? Surtout, son état est-il lié à la tempête ou à d'autres choses bien plus graves ? Il faut vite aller chercher du secours et, peut-être, quelqu'un la reconnaîtra-t-il...
Pendant qu'on s'agite autour d'elle, le lecteur entend la voix de la malheureuse s'élever. C'est bien à lui qu'elle s'adresse, pas à ceux qui essayent de la sauver, tant bien que mal. Et, pendant que, petit à petit, elle se raconte, ménageant ses effets pour n'arriver aux faits qui l'ont amenée dans cet état, sur cette plage, en pleine tempête, une autre histoire va nous être contée.
Cette histoire, c'est d'abord celle d'une famille. Enracinée depuis bien longtemps à Anse-Bleue, depuis que l'on a déraciné leurs ancêtres africains pour les emmener travailler dans les îles caribéennes. Une famille qui s'est installée là et n'en a plus bougé, étendant, au fil des générations, les branches de son arbre généalogique.
Une famille modeste, qui n'aspire qu'à vivre paisiblement de son travail, à voir ses enfants grandir et à leur tour, donner naissance à de nouvelle lignée. On apprend ainsi à connaître la courageuse matriarche Dieula, un personnage, celle-là, et son époux Bonal Lafleur, puis leurs enfants et petits-enfants, chaque génération ayant laissé une trace profonde à Anse-Bleue.
Plus que des souvenirs, ce sont les esprits de ces anciens qui demeurent parmi les vivants. Un souvenir qu'on entretient avec application, comme on conserve, discrètement, pour ne pas fâcher le prêtre, les rites vaudou que l'arrivée du catholicisme n'a pas réussi à faire complètement disparaître. Alors, on prie comme de bons chrétiens, en apparence, mais on célèbre encore les anciens avec force.
Et, si la famille Lafleur a toujours traversé des eaux agités, avec des événements graves venant entacher l'existence des différentes générations, c'est vraiment la troisième génération qui va connaître la période la plus troublée, en tout cas, l'entrée dans une époque sombre pour toute l'île, mais qui va avoir des répercussions fatidiques sur la famille Lafleur.
Et le déclencheur, c'est un coup de foudre, entre Olmène, la petite-fille de Dieula et de Bonal, et Tertulien Mésidor. Une rencontre passionnée, féroce, mouvementée... et totalement inattendue, tant les deux amants sont différents : elle n'a que 16 ans, elle est belle comme le jour, elle est issue de cette famille modeste, dont l'horizon se limite à Anse-Bleu.
Au contraire, Tertulien a déjà la cinquantaine bien tassée, c'est un homme aussi corpulent qu'il est puissant, car les Mésidor sont l'une des plus riches famille d'Haïti. Bref, en soi, c'est un exceptionnel parti, mais la différence d'âge et surtout la réputation de cette homme, ont de quoi rebuter le clan Lafleur. Mais comment empêcher cette union, alors qu'Olmène est bientôt enceinte ?
Pourtant, à partir de ce moment, la famille Lafleur va connaître des moments de plus en plus difficile alors que Haïti s'enfonce dans la terrible dictature des Duvalier, dont le nom n'est jamais cité dans le livre, le récit usant de métaphore pour parler des dirigeants successifs qui vont surtout se servir eux-mêmes, avant les Haïtiens.
Le clan Lafleur qui avait toujours été uni jusqu'ici, va alors être tiraillée dans bien des directions. L'exil, la diaspora naissante fuyant ce régime violent ou cherchant ailleurs une fortune impossible à faire sur l'île... Désormais, les Lafleur n'auront plus vraiment leur destin en main, comme auparavant, il sera lié à celui de l'île et de la folie qui va s'y déchaîner...
En utilisant en arrière-plan la complexe histoire politique du XXe siècle en Haïti, les Duvalier, donc, mais aussi, plus tard, l'instabilité et les désillusions qui marqueront le retour précaire à la démocratie, Yannick Lahens nous offre un voyage sur son île natale, dépaysant et plein de poésie. Une poésie vite rattrapée par la dureté des événements et des éléments, mais qui demeure aussi forte que la foi des personnages.
L'atmosphère de ce roman est effectivement assez onirique, même si le mot rêve a souvent une connotation positive qui est rudement malmenée par ce qui se déroule au fil des ans. Face à cette famille si soudée, en tout cas pendant longtemps, la politique, le pouvoir, l'ambition, la force brute, l'autoritarisme, tout cela va venir bousculer la paisible existence de ce clan.
Exactement ce que semble dire la citation extraite de ce roman et que j'ai choisie en guise de titre à ce billet. Si l'os revient sans cesse reprendre sa place en travers de la gorge, même lorsque l'on croit l'avoir délogé, le rêve demeure, inoxydable. Celui d'une paix et d'un bonheur tranquille, à Anse-Bleue, avec la présence de tous les absents. Les disparus comme ceux qui ont choisi de vivre ailleurs ou de s'éloigner du clan...
Olmène est un peu le pivot de toute l'histoire. Sa passion avec Tertulien ne va pas modifier à elle seule la trajectoire familiale, mais elle est comme un signal d'une perte de contrôle. Le destin complexe d'Olmène, par qui, paradoxalement, le clan va perdurer, paraît symboliser tous les maux de la société haïtienne de la deuxième moitié du XXe siècle.
Elle est surtout l'un des axes centraux de ce roman qui rend également hommage aux femmes. J'ai évoqué Dieula et Olmène, mais il ne faut pas oublier la discrète Ermancia, Philogène ou encore Cétoute. Chacune, quel que soit leur caractère, plus affirmé ou plus effacé, va façonner l'histoire du clan Lafleur à sa façon.
Cela ne veut pas dire que les hommes seront absents de tout cela, mais ce sont bien les femmes qui enracinent le clan à Anse-Bleue. Je n'entre pas dans les détails, concernant les hommes, car ce sont des éléments qu'il faut découvrir au fur et à mesure, les choix des uns et des autres, parfois funestes, toujours importants.
Mais ce sont bien les femmes qui solidifient l'édifice familial, même lorsqu'elles le font chanceler, comme ce sera le cas, lorsque Olmène se mettra en ménage avec Tertulien. Mais l'île, aux mains d'hommes ambitieux, aveuglés par leur soif de pouvoir, va elle aussi se retrouver dans la tourmente et c'est peut-être par les femmes que la solution pourrait venir...
A l'image d'un panthéon vaudou dans lequel les divinités féminines occupent une large place et possèdent de vastes pouvoirs, la famille Lafleur se déploie autour de ses figures féminines, leur octroyant la responsabilité de l'avenir de la famille, bien sûr, à travers les naissances (et le nom des mères qui se transmet), mais aussi son présent et son passé.
Sachez, si vous avez un peu de mal à vous retrouver dans la famille nombreuse qu'est le clan Lafleur, que se trouve en fin d'ouvrage un arbre généalogique. On peut s'y référer en cours de lecture, même s'il risque de vous donner quelques éléments d'intrigue qui vous voudrez peut-être ne connaître qu'en temps et en heure. Mais l'outil est à disposition et n'est pas inutile.
"Bain de Lune" est aussi un roman qui nous plonge au coeur de cette riche culture haïtienne, où les croyances très anciennes demeurent, contre vents et marées, où elles permettent de conserver les liens entre générations, même au-delà de la mort, dieux et esprits n'étant jamais bien loin lorsqu'on les invoque.
Certes, l'église a essayé de faire taire tout cela, sans succès, les ouailles réussissant à marier les rites vaudou et catholiques dans une sorte de syncrétisme tout à fait particulier. Comme les questions politiques, les questions religieuses sont à la fois un arrière-plan et un élément fort du roman de Yannick Lahens.
Les Lafleur, qui mène donc cette double-vie spirituelle, si je puis dire, vont longtemps bénéficier de la bienveillance du prêtre d'Anse-Bleue. Bien sûr, celui-ci multiplie les remarques sur les pratiques païennes de ses fidèles, dont il n'ignore rien, tout en fermant les yeux. Mais, à son départ, les choses vont aussi changer dans ce domaine.
Une religion catholique reprise en main par un pouvoir totalitaire qui entend tout contrôler, puis, si je ne m'abuse, car, là encore, les termes ne sont pas explicitement donnés, l'expérience de la théologie de la libération, tout cela vient encore une fois chahuter le clan Lafleur et ses habitudes ancestrales. Mais rien ne semble pouvoir faire plier cette famille si bien ancrée dans son terroir.
Il faut se laisser porter par le style envoûtant de Yannick Lahens, qui peut dérouter de prime abord, mais qui magnifie la langue française, l'enrichissant de termes créoles (un glossaire est également disponible en fin de livre). C'est cette plume, si douce malgré la violence des événements, qui vient nous prendre par la main pour ne pas nous lâcher.
On voyage dans l'espace et le temps, on subit les tempêtes, climatiques et politiques et l'on peut, en faisant fonctionner son moteur de recherche, enrichir sa connaissance sur l'histoire contemporaine d'Haïti. Mais surtout, on s'attache à cette famille Lafleur et on lui souhaite, même si rien n'est si facile, de trouver le bonheur paisible qu'elle attend, dans un pays apaisé...