Atlas des reflets célestes de Goran Petrovic [1% Rentrée littéraire]

Par Alphonsine @nolwenn_pamart

Voilà quelque chose de très inhabituel : je commence cette chronique alors que je n'ai pas encore terminé ce livre. Je suis certes pressée par le temps (je l'ai reçu dans le cadre de Masse critique de Babelio) mais pas tant que ça : il me reste bien une dizaine jours. Pourquoi, alors, penser à publier ma critique maintenant ?

Parce que malgré ça, je ne suis pas certaine de terminer le livre et de finir ma chronique dans les temps. Ai-je détesté l'ouvrage ? Non, même pas. C'est juste qu'il ne s'y prête pas.

En effet, Atlas des reflets célestes n'est pas du tout un livre qui s'accommode d'une lecture continue, où on va s'accrocher pour suivre l'histoire. Il y a une relative progression - encore que je ne la trouve pas si perceptible - et des personnages très identifiables, mais la forme est complètement éclatée. Chaque chapitre se compose comme suit : d'abord un fragment d'histoire, une anecdote liée aux personnages, souvent à caractère métaphorique ou poétique, ensuite des notes de fin de chapitre, qui développent des éléments d'information propres à l'univers. On découvre ainsi, au fil du livre, des notions d'anatomie, d'histoire, de philosophie. Je ne résiste pas à l'envie de vous en citer un parmi les autres :

Anatomie III

Tous autant qu'ils sont, les humains disposent de plusieurs sortes de visages, mais leur visage véritable se laisse aisément deviner, comme on repère facilement et immédiatement un morceau de viande dans une soupe. Le repérage se fait par simple observation des yeux. En effet, ce qui habite le regard ne peut en être banni d'aucune manière. Si les yeux sont peuplés de loups, il n'y a nul moyen de leur substituer des oiseaux gazouilleurs, pas plus que l'on ne peut donner des serpents pour des lapins, des agneaux pour des requins ou des renards pour des huîtres.

Hormis les yeux, certaines parties du corps ne sont définitivement pas interchangeables, à savoir les parties intimes, les mains, le ventre et, presque toujours, les pieds. Tout cela, on ne peut le changer pour se donner l'air de ce que l'on n'est pas réellement.

Cette impossibilité ferait tenir le nombre des métamorphoses dans un petit calepin sans les cohortes innombrables de bouches de substitution dont les gens disposent selon leurs besoins de changement, et qui permettent non seulement de semer la plus grande confusion, mais aussi de compromettre dangereusement le résultat final de la découverte d'une personnalité. Que ces bouches puissent prendre l'apparence de champignons délicieusement comestibles ou vénéneux, d'innocentes violettes, de fougères mélancoliques, de gobe-mouches voraces, d'écœurantes herbes marines ou de gracieux muguets n'a pas grande importance, bien entendu. Le problème, et le nœud gordien de la personnalité humaine, ce sont les paroles qui en sortent, si bien qu'il vaut mieux ne pas se fier à elles, mais chercher à déceler les contours du vrai dans les yeux.

Enfin, chaque chapitre se termine par un encadré comprenant un extrait, une légende d'une oeuvre fictive, qui propose souvent un écho historique ou onirique à l'histoire ou aux notes que l'on vient de lire. Ainsi, à la suite de la note d'Anatomie numéro III, on nous parle des Yeux de la reine Néfertiti, relief trouvé dans un palais égyptien. Toutes ces sources sont des inventions ou des re-créations, souvent appuyées par une érudition certaine - ce qui a amené plusieurs personnes avant moi à citer Borgès ou Umberto Eco parmi les influences de Goran Petrovic. Mais chez ce dernier, je trouve l'érudition moins perceptible, moins envahissante, peut-être ; elle est un outil pour perturber plus facilement nos repères entre réel et fiction, pour sourcer, appuyer les théories fantaisistes mais séduisantes dont le livre est plein. Mais au fond, elle est perceptible que si on s'attache à la voir. Pourquoi ne pourrait-on pas choisir d'y croire, tout simplement, comme le livre nous y invite, sans vouloir démêler le vrai du faux ? Pour parfaire l'illusion, l'auteur propose à la fin un bibliographie précise, mêlant sources réelles et fictives, où François Rabelais et Boris Vian côtoient Transports des malles renfermant la Légèreté et la Pesanteur élémentaire d'un certain Bogdan Ostojic et l' Almanach de la manufacture belgradoise des rêves. La préface, au contraire, appuie peut-être un peu trop sur la technicité du livre, et nous détourne un instant du rêve en tant que tel. Peut-être serait-il plus judicieux de la lire après avoir plongé, sans avertissement, dans l'univers de Petrovic...

Dans tous les cas, cela fait de ce livre quelque chose de très perturbant à lire. J'ai eu l'impression d'avoir un objet littéraire non identifié entre les mains qui partait dans tous les sens, selon sa fantaisie ou la logique des rêves. Sans doute aurais-je préféré un univers plus structuré, une construction plus perceptible (ce que j'avais trouvé dans Sous un ciel qui s'écaille, du même auteur). En revanche, j'ai trouvé certaines images plus qu'inspirantes, et j'y ai parfois puisé des idées d'écriture. L'ouvrage nous parle d'une encyclopédie un peu miraculeuse, reliée en peau de serpent, qui s'ouvre toujours à la page répondant, d'une façon ou d'une autre, à notre questionnement. J'ai l'impression qu' Atlas des reflets célestes, avec son langage cryptique, mais dont on devine, dont on sent toujours le lien avec le réel, pourrait presque jouer ce rôle. C'est un livre que l'on feuillète, un livre dans lequel on se perd, un livre qui nous invite par sa structure même à l'errance et à la rêverie, assurément pas un livre qu'on peut finir dans les temps.

En conclusion, une lecture déroutante, mais que je recommande. L'expérience, à rebours de tout ce que l'on connaît en littérature, en vaut la chandelle, et le texte est très poétique.

Que celui qui néglige de le faire se souvienne que le rêve est immanquablement l'un des deux pilliers de tout arc de triomphe.