"La littérature n'est-elle pas une de ces forces-là : un des plus puissants moyens pour assurer la supériorité de la civilisation ?"

La citation ci-dessus est tirée de notre roman du jour, qui l'attribue à Rosny jeune mais je n'ai pas pu recouper cette information, je la laisse donc ainsi, comme une phrase extraite du livre. Et, si j'agis de cette façon, c'est aussi parce que je vais faire dire à cette citation exactement l'inverse de ce qu'elle explique dans le livre, on y reviendra. Voici un roman historique qui explore les heures sombres de notre histoire à travers le regard d'un personnage ignoble, disons-le d'emblée. Dans "Monsieur le Commandant" (en poche chez Pocket), Romain Slocombe met en scène un écrivain qui a choisi le camp de la collaboration avec l'Allemagne nazie, pendant l'Occupation. Un personnage qui s'inspire certainement de bon nombre d'intellectuels qui ont fait le même choix, souvent par véritable conviction idéologique. Un roman sombre, oppressant, où l'arrogance de cet homme, cultivé, éduqué, intelligent, fait froid dans le dos, tout comme son assurance face à l'innommable...
Paul-Jean Husson est l'un des écrivains français les plus en vue de son temps. Membre de l'Académie Française, il accumule les honneurs et les succès, publics comme critiques, au théâtre comme en librairie. Une figure du monde intellectuel des années 1930 à qui tout semble réussir. Car sa famille aussi le rend tout à fait heureux.
Un beau mariage, avec une épouse aimante, Marguerite, deux enfants, un fils et une fille, le choix du roi, dit-on, et une belle maison à Andigny, une sous-préfecture normande, en bord de Seine, dans un endroit idyllique et propice à l'inspiration. Que pourrait-il demander de plus, dans ces conditions ? Eh bien, un certain nombre de choses...
Car, à y regarder de plus près, le petit monde de Monsieur Husson n'est pas aussi rose que cela. L'homme est volage, multipliant les liaisons tout en apparaissant comme un homme de morale. Par ailleurs, les relations avec Olivier, son fils, musicien professionnel, sont loin d'être au beau fixe. Peu importe, Husson a toujours préféré sa fille, Jeanne, à son garçon.
Olivier n'a d'ailleurs pas arrangé son cas lorsqu'il a présenté sa fiancée, et future épouse, à ses parents. Une Allemande, Ilse, et un comédienne, en plus. Une jolie blonde, c'est vrai, mais qui a quelque chose, un je-ne-sais-quoi qui déplaît furieusement à l'écrivain. A croire qu'Olivier ne l'a choisie que pour faire bisquer ses parents...
Mais, ce qui chagrine le plus Paul-Jean Husson est ailleurs. L'homme ne cache pas ses idées très conservatrices. Ancien combattant, rentré blessé des tranchées, où il a perdu un bras, l'académicien a très tôt embrassé les idées de Charles Maurras, affichant un antisémitisme et un anticommunisme viscéraux et une volonté de défendre contre vents et marées la civilisation chrétienne d'Europe.
Naturellement méfiant vis-à-vis des Anglais, qu'il considère comme le véritable ennemi héréditaire de la France, il regarde avec bienveillance ce qui se déroule en Allemagne, depuis l'accession au pouvoir de Hitler. Alors, quand la France donne, en 1936, la majorité au Front Populaire et voit un juif, Léon Blum, nommé premier ministre, Husson est en colère.
Ces changements politiques viennent s'ajouter à une situation familiale qui a évolué. Un drame terrible a frappé la famille Husson : la mort accidentelle de Jeanne. Un décès qui a été suivi par la révélation de la maladie de Marguerite, l'épouse de Paul-Jean... Rien ne va plus, les relations avec Olivier, devenu lui-même père, ne font que ce dégrader. Et il y a Ilse...
Comment expliquer rapidement cette relation très ambiguë qui unit Paul-Jean Husson et sa bru ? Une espèce d'attraction-répulsion, pourrait-on dire simplement. Car, malgré l'antipathie profonde que l'écrivain nourrit pour l'épouse de son fils, il ne peut s'empêcher de ressentir pour elle un désir violent, qu'il réprime à grand-peine.
Tandis qu'il lutte contre ces démons intérieurs, Husson devient de plus en plus virulent dans ses positions politiques, s'engageant dans des mouvements fascistes, dénonçant la IIIe République et la démocratie, vilipendant les juifs et la gauche, appelant à un régime fort à la tête duquel il verrait bien le maréchal Pétain... Le tout, alors que les tensions internationales ne cessent de monter.
La guerre qui va éclater ne va rien changer, au contraire. Husson choisit clairement la collaboration, vantant l'intérêt pour la France de se fondre dans le Reich pour retrouver tout son lustre perdu. Tout en continuant à écrire et à collectionner les succès littéraires, ses tribunes dans la presse vichyste se font de plus en plus violentes.
Mais, son désir pour Ilse ne cesse de croître, alors que s'installe en France un régime totalitaire et raciste. Un désir qu'il combat de toutes ses forces, en sachant qu'il finira par y succomber, si l'occasion se présente. Un désir qui est sans doute la raison première pour laquelle, en ce début septembre 1942, c'est une lettre qu'écrit Paul-Jean Husson.
Pas une de ces lettres anonymes qui se multiplient à travers tout le pays pour dénoncer juifs, résistants, ennemi de l'Etat ou simple personne avec qui on a un compte à régler. Non, l'académicien entend bien qu'on sache de qui émane ce courrier, dans lequel il se raconte à coeur ouvert et revient sur cette dernière décennie.
Une lettre que Paul-Jean Husson adresse à "Monsieur le Commandant", celui de la Kommandatur d'Andigny. Un récit saisissant, qui fait froid dans le dos, surtout lorsqu'on le lit avec 70 ans de recul, comme c'est notre cas. Une lettre de dénonciation en bonne et due forme visant celle que l'écrivain considère comme le bouc émissaire de tous ses malheurs : Ilse.
Des années 1930 et les affrontements très durs entre l'extrême-droite, puissante mais encore minoritaire, et une gauche arrivée au pouvoir, jusqu'à la guerre, l'exode, la défaite, l'occupation, la mise en place du régime de Vichy, la mainmise nazie en zone occupée, la collaboration, qu'elle soit intellectuelle, comme celle de Husson, ou active, à l'image de ces Français intégrant la Gestapo... Tout est là dans ce courrier.
Que dire ? Paul-Jean Husson est tout sauf un personnage sympathique. Je le dis indépendamment de ses idées politiques et du parcours qu'il nous raconte. Arrogant, sûr de sa supériorité et de celle des idées qu'il revendique, tenant un discours plus proche d'une France féodale que de celle du XXe siècle, il se dresse, vitupérant, comme un chevalier portant le blason d'une France révolue.
Mais, dans la France de Vichy, il retrouve une partie de son idéal : le catholicisme, le pouvoir fort et sans partage, les lois raciales, la lutte contre l'expansion soviétique, etc. Husson, qui est, je crois, une pure création de Slocombe, même s'il doit forcément s'inspirer de certaines figures intellectuelles de la collaboration, est un symbole éclatant de cette élite qui va choisir d'épauler l'horreur nazie.
En ce sens, et même si Husson fréquente peu les cercles intellectuels parisiens des temps de l'Occupation, le personnage se place au même niveau que les Céline, Drieu, Brasillach, Rebatet, Chardonne, pour ne citer que les plus connus. Son activité dans la presse (j'allais écrire journalistique, mais il ne faut pas exagérer) en fait le héraut du régime et son influence, on le voit, est forte.
Habilement, Romain Slocombe nous raconte aussi comment le microcosme littéraire a abordé cette période critique. Rosny jeune est cité parce qu'il est, avant la guerre, le président du jury Goncourt. Ce jury, très conservateur et qui refusa, paradoxalement, de décerner son prix à Céline, évolue de manière très étonnante dans cette période, se divisant, s'adaptant aussi à l'époque... Soumission, pourrait-on dire.
Derrière Husson, Slocombe pose la question de la responsabilité de ces intellectuels dans les sombres heures de l'Occupation. Et, aucun doute, ils sont responsables ET coupables. Peu importe que Paul-Jean Husson n'ait pas de sang sur les mains, que son action soit essentiellement écrite, il a attisé les braises, encouragé les actes les plus odieux.
J'ai évoqué son arrogance, mais sa lâcheté est aussi frappante, tout au long de son récit. Aussi bien face à Ilse que lorsqu'il est confronté à l'horreur des exactions des supplétifs nazis. La fin justifie les moyens, on en revient encore et toujours là. Peu importe que les victimes de ces actes soient de "bons Français", correspondant parfaitement aux stéréotypes vantés par Husson...
Oui, Paul-Jean Husson est un lâche, qui crie avec les loups mais, finalement, ne veut pas se salir les mains. Il est lâche, parce que cette lettre que nous avons en main et dans laquelle on découvre la monstruosité de cet homme dans toute son ampleur, nous montre comment il a décidé de faire faire par d'autres ce qu'il était incapable de faire lui-même.
Et l'on en revient au titre de ce billet et à la littérature, à l'hypothétique supériorité d'une civilisation... Lorsque Husson cite cette phrase, c'est évidemment pour la mettre à son avantage, vanter cette élite intellectuelle qui a choisi la voie de la collaboration (curieuse vision de la civilisation...). Son discours, qui pour nous, semble terriblement violent, à juste titre, vient se fondre dans une "vieille France" prête à l'entendre.
Mais, c'est aussi la littérature que Romain Slocombe utilise pour contrer cet argument. De la même façon que Husson revendique la littérature comme soutien de son idéologie, son créateur en fait un outil de dénonciation du totalitarisme et des idées rances que son personnage incarne. En cela, en effet, la littérature devient une force de civilisation contre les barbaries nationalistes, hélas toujours à l'oeuvre.
En choisissant de mettre son récit à la première personne, d'écrire une lettre de dénonciation, ce qui n'est pas rien, de mettre en scène un personnage ignoble, jusqu'au bout (y compris dans la lâcheté postérieure à la période de la lettre, histoire de sauver sa peau...), Romain Slocombe a choisi clairement la difficulté et s'en sort remarquablement.
"Monsieur le Commandant" est un roman glaçant, non exempt de violence. Une violence qui s'exerce moralement, avant tout, mais aussi physiquement, lors de certains passages. Le lecteur doit aussi faire abstraction de la personnalité du narrateur car, même si les événements passent à travers le prisme de Husson, c'est aussi une époque qui défile sous nos yeux.
C'est un court roman, 230 pages dans l'édition de poche, mais d'une énorme densité et qui place le lecteur dans l'inconfort de se retrouver face à ce personnage en train de débiter des discours sordides et d'étaler des idées nauséabondes. Mais un roman salutaire, aussi, pour dénoncer cette haine folle, irrationnelle, qui habite certains hommes et en cible d'autres, jusqu'aux pires extrémités...