Garth Ennis a-t-il un problème avec la religion, ou est-ce son âme de protestant contestataire, en bon irlandais, qui ressurgit à chaque fois qu’il s’attèle à la rédaction des scénarios de ses œuvres ? Toute sa carrière est truffée de références irrévérencieuses, dont la plus ouvertement caustique est le célèbre « Preacher » en cours de republication luxueuse chez Urban. Toutefois, je souhaiterais toucher un mot d’une autre de ses créatures, le Pèlerin impitoyable de la série Just a pilgrim. Cette dernière nous plonge dans un monde post apocalyptique qui n’est pas sans rappeler Mad Max. Après la grande « brûlure » du XXI° siècle, l’eau des océans s’est évaporée et la planète toute entière est plongée dans un chaos indescriptible, où la lutte pour la survie suit la règle du plus fort. Le Pèlerin est à son aise dans cet élément : armé de son fusil, mais aussi de sa Bible, il évangélise, réconforte, et trucide par la même occasion, et porte au fond de ses cicatrices et de son regard courroucé tous les secrets du pécheur repenti, héritage d'un lourd passé qui le tourmente et le pousse sur la voix du salut, arrosé du sang frais des infidèles qui lui tombent sous les mains. Ennis irrigue son travail avec la même sève vénéneuse dont il se sert en règle générale : du cannibalisme aux relations zoophiles (ici un pauvre colon est fécondé bien malgré lui par une créature répugnante) tout est prétexte à de cinglantes incursions sur le territoire de la provocation, et le plus étonnant est qu’elle est quasi toujours juste, fait mouche et obtient l’absolution du lecteur qui pourra aller à en rire à s’en décrocher la mâchoire. La couverture du volume 1 (collection Semic Books) nous offre un premier plan du personnage qui révèle de faux airs de Clint Eastwood inspiré par une dévotion déviante, qui justifie ses pires délires. Les dessins de Carlos Ezquerra servent parfaitement le scénario d’Ennis, entre planches bien dégueulasses et élucubrations post apocalypse en plein désert peuplé de monstres difformes et d’êtres au-delà du rachat. Billy Shepherd, 10 ans et demi, est le prétexte idéal pour nous compter ce récit qui transcende les limites; la lueur de l’innocence qui parvient à atteindre le Pèlerin derrière sa carapace au vitriol. Protégé, probablement choyé, à sa façon, par ce solitaire désabusé, il apporte, nonobstant les mésaventures et les tragédies qui vont lui arriver, une mince flammèche d’espérance, que l’univers noir foncé d’Ennis n’oublie pas de souffler avant de refermer la porte.
Le second volume, toujours dans la collection Semic Books – les deux étaient bradés à trois euros dans nombre de Carrefours il y a trois quatre ans, et souvent disponible dans les bonnes brocantes du dimanche matin soit dit en passant – est un peu plus bienveillant à l’égard du Pèlerin, puisque cette fois Ennis semble tenté par la volonté de permettre à son personnage de se racheter pour tous ses crimes passés, qui sont fort nombreux et assez insoutenables pour le bon chrétien bien pensant. Mais la cruauté suprême n’est-elle pas de laisser entrevoir le bonheur quand de toutes manières celui-ci n’a plus le droit de citer, ni même de raison d’être, sur un monde désolé et destiné à l’extinction ? Le Pèlerin pénètre dans une sorte de refuge/oasis peuplé de survivants qui s'attellent à la création d'un nouvel Eden, mais tel le classique ver dans la pomme, le mal ne va pas tarder à ronger les belles illusions de ces nouveaux pionniers. Ennis continue son grand bonhomme de chemin sur l’autoroute vers le succès qu’il a su bâtir de ses propres mains : le gore – provocateur – irrévérencieux mais toujours juste et ironique, qui a défaut de réviser les canons du bon goût, permet de tisser des récits adultes, intelligents, explosifs et jubilatoires, sans se soucier des barrières étriquées de la morale et de la vraisemblance. Une œuvre magistrale et profonde camouflée sous l’écorce d’une bonne grosse série B à fort taux d’hémoglobine, que les amateurs de l’irlandais, qui a réanimé le Punisher après un coma dépassé, se doivent de posséder.
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