Poutine devait retourner au travail. Il arriva au dépanneur et ouvrit la porte au vendeur de fromage en grains, M. Bissonnette, communément appelé Bizounette.
— Salut, Poutine ! Comment ça va ?
— Ça va par là… répondit Poutine.
Ils entrèrent ensemble dans le commerce.
— Bonjour, M. Wong !
— Tiens ! Salut, Bizounette.
— Besoin de combien, aujourd’hui ?
— Cinq.
— Ben voyons ! Tu pourrais bien m’en acheter dix. Ça va se vendre ! tenta le vendeur.
— Les Québécois ne mangent pas du fromage en grains tous les jours. Pis y mangent seulement du frais, argumenta le commerçant chinois.
— On est d’accord pour huit, insista le vendeur.
— Cinq ! J’ai dit.
— À cinq, ça vaux pus la peine que je me déplace.
— Reste chez vous d’abord ! conclut M. Chung.
M. Bisonnette n’avait pas compris que, si on veut faire affaire avec un Chinois, vaut mieux être poli plutôt que familier. Il était le seul vendeur à tutoyer M. Chung. Le seul également à l’appeler M. Wong, et « M. Wong » l’appelait Bizounette, non pas par familiarité, mais pour l’insulter. Mais le vendeur de crottes de fromage n’avait pas la capacité de saisir une telle subtilité. M. Chung remonta chez lui et laissa Poutine avec son fromage en grains; le livreur pouvait tenir la caisse puisqu’il n’y avait pas de commande. Poutine fit semblant d’être occupé, mais l’autre s’incrustait. Il fit même mine de lire le journal, mais l’autre ne décollait pas. Bizounette se prit un petit coke, six onces et demie.
— Charge-moi pas la bouteille ; c’est pour boire icitte ! dit-il en soulignant que les endroits qui en vendaient encore étaient rares.
— Si t’étais le seul client, on couperait la ligne, répondit le livreur caissier en guise de message.
M. Bizounette finit son coke d’une gorgée et se retrouva plein de gaz dans le nez.
— C’est ben beau, tout ça, mais y faut que je finisse ma run, annonça-t-il.
— O.K., bye ! conclut le livreur.
— À la prochaine chicane, étira M. Crottes de Fromage.
Poutine lui ouvrit la porte, mais l’autre prenait son temps. Il dut le saluer une dernière fois avant qu’il consente enfin à s’en aller.
L’heure du midi. M. Chung mangeait son riz aux crevettes à l’étage. Poutine se paya un sandwich préemballé des aliments Mortel. L’après-midi de fin de mois s’annonçait tranquille quand Elle entra.
Une femme superbe. Il y avait bien quelques jolies femmes dans la clientèle habituelle, mais celle-ci était plusieurs coches au-dessus des autres. Sur dix, un douze ou treize, sûrement. Elle portait une jolie robe bleue, sexy sans être provocante ou criarde. Elle avait en main une couronne de fleurs, ornement fort peu répandu dans le quartier ! Elle prit une petite bouteille d’eau dans le frigo. Elle ne dit pas un mot et regarda le montant affiché par la caisse.
En sortant du dépanneur, elle emporta son rêve d’idéal féminin. Une limousine s’arrêta pour la prendre. « Sûrement pas du coin ! » se dit Poutine.
Il l’avait déjà vue quelque part. Il feuilleta de nouveau le journal et il eut son image sous les yeux. C’était elle ! Aucun doute.
M. Chung redescendait. Poutine lui demanda de lui lire l’article. Il était question de Miss Univers qui inaugurait un nouveau magasin à Montréal.
— C’est ELLE, balbutia le livreur.
— ELLE ?
— Qui est venue tantôt…
— Ici ? Dans mon dépanneur ? s’étonna le marchand.
— Oui ! soupira l’ébloui.
— Et tu ne m’as pas appelé ?
M. Chung se disait qu’il devrait y avoir un bouton d’alarme pour de tels cas, tout en sachant bien qu’un tel cas ne se représenterait probablement pas. Sauf exception, Miss Univers ne magasine pas dans les commerces d’Hochelaga-Maisonneuve.
Notice biographique :
L’auteur se présente ainsi :
« Né à Victoriaville dans un garage où sa famille habitait, l’école fut la seule constante de son enfance troublée. Malgré ses origines modestes, où la culture était un luxe hors d’atteinte, Denis a obtenu un bac en sociologie. Enchaînant les petits emplois d’agent de sécurité ou de caissier de dépanneur, il publia son premier ouvrage chez Louise Courteau en 1982 :La lumière différente, un conte fantastique pour enfants. Il est un ardent militant d’Amnistie Internationale et un rédacteur régulier dans des journaux universitaires et communautaires. Finalement, après plusieurs manuscrits non publiés, il publiera chez LÉR Les chroniques du jeune Houdini. D’autres romans sont en chantier… »