Un mauvais garçon

Un mauvais garçon

Tu te rappelleras ces journées jusqu'à la fin de ta vie. Et j'ai beau me moquer de lui à l'époque, c'est vrai. Je me les rappellerai, je me les rappelle. Ces trois semaines amputées, cautérisées, préservées dans le bocal du souvenir, me marquent plus que les années qui ont précédé ou suivi.Dans le Delhi des années 2000, Idha, une jeune Indienne, se souvient de ses vingt ans. Elle traîne son désoeuvrement au volant de la voiture que son père lui a donné pour compenser le fait qu'il l'ait abandonné. Sa vie à lui se passe maintenant à Singapour. Après la mort de sa mère, Idha quitte Agra et s'installe à Delhi, chez son oncle et sa tante Aunty, qui ne pense qu'à la marier avec un NRI – un Non-Resident Indian, un Indien qui a émigré et fait fortune aux États-Unis. Étudiante en deuxième année de fac, Idha se sent à l'étroit dans sa vie.Un mauvais garçon
Je vais à la fac, puis je rentre, regarde des soaps avec Aunty ou sinon j'étudie et rêvasse dans ma chambre. Mais, tôt ou tard, Aunty me convoque pour me présenter à une amie débarquée sans prévenir ou bien m'entraîne dans une de ses visites qui n'en finissent pas et où je me retrouve assise dans d'autres appartements, dans d'autres salons en compagnie d'autres Auntys du même milieu, de leurs filles aussi parfois, à écouter ce jacassage interminable où il est question d'autres vies, de mariages, de fils et filles fourvoyés, de ratages, de domestiques récalcitrants, de litiges fonciers, de scandales, de bijoux, du prix de l'or. Je garde la tête baissée et mes pensées pour moi-même.Idha se plie aux conventions, attend, pendant que la rage de vivre bouillonne en elle. Jusqu'à ce jour où, dans un café, elle sent un regard posé sur elle. Un homme laid la dévisage. Il y a chez lui quelque chose d'animal. Quelque chose de l'éléphant et du singe. Quelque chose du chacal. Il vient vers elle et l'aborde. Elle le suit en voiture, en rickshaw, à pied. Il lui fait découvrir un Delhi insoupçonné: intime, enivrant, dangereux. Delhi devient leur terrain de jeu.Ce mauvais garçon riche, alcoolique, adorateur de Shiva destructeur, est aussi hideux que fascinant. Son animalité et sa différence attirent Idha.Il habite seul, tout seul. Pas de famille, pas d’ami, pas de bonne, pas de cuisinier, pas de domestique. Pas de regards indiscrets. Pas de sentiments à blesser. Je n'ai encore jamais rencontré quelqu'un qui vive seul, pas une fois. C'est tellement étrange, si peu naturel, inconcevable dans mon milieu, où les vies s'entassent les unes sur les autres dans une tombe collective.Idha devient sa chose, sa motte de glaise. À lui, elle se donne, s'abandonne. Il l'initie au plaisir charnel, à l'alcool, à la drogue. La nuit, pendant qu'Idha rentre sagement chez sa tante, l'homme continue de hanter les bas-fonds de Delhi, défoncé.Idha veut s'émanciper. L'homme se retrouve démuni devant sa proie. Devenu une épave, il meurt sous les roues d'un camion. Suicide? Accident? Idha est dévastée. Cette perte et les vérités cachées qu'elle apprend sur l'homme l'entraînent dans une spirale destructrice. Camée à la coke, elle s'abandonne aux mains d'un homme d'affaire qui l'entretient pendant un temps. Les années passeront avant qu'Idha rentre dans le rang, sans jamais oublier son mauvais garçon.Le premier roman de Deepti Kapoor est à la fois enivrant et déboussolant. Il amène un vent de fraîcheur dans la littérature indienne contemporaine, sort des sentiers battus de la tradition et des conventions. Il dresse un portrait sans concession de l'Inde moderne, le portrait d'une jeune femme qui s'émancipe, monte vers la liberté pour redescendre aussitôt en enfer.Un mauvais garçonL'écriture de Deepti Kapoor est nerveuse, elliptique, minimaliste. Les scènes sont courtes, tout en flash-back, passant du je au elle. Deepti Kapoor avoue avoir été fortement influencé par L'amant de Marguerite Duras. C'est vrai qu'Un mauvais garçon a des airs très durassiens par son intrigue, sa chronologie chaotique et son style minimaliste. Mais la comparaison s'arrête là.

Objectivement, voilà un excellent roman, particulièrement pour ses descriptions de Delhi, dépeinte sous toutes ses coutures. Subjectivement, j'ai été ennuyée par cette histoire d'amour auto-destructrice. Déjà que les histoires d'amour ne sont pas trop ma tasse de thé…
Un mauvais garçon, Deepti Kapoor, Seuil, 204 pages, 2015.