Voilà un titre qui en dit long : on ne va pas parler d'une comédie qui vous fera vous tenir les côtes mais bien d'un roman noir, très noir, même. Une histoire d'hommes, avec leurs faiblesses, leurs failles, leurs doutes. Leurs erreurs, aussi, et tout ce qui peut sortir de pire de notre esprit humain. Un roman sur des flics, aussi, cabossés, éreintés, au bord de la crise de nerfs et du naufrage. "Dernière fenêtre avant l'aurore", de David Coulon (disponible en poche chez Hélios), est une plongée dans l'esprit de ces hommes faillibles, imparfaits, qui ont la redoutable tâche d'assurer l'ordre, de faire respecter la loi. Mais, lorsque la colère, l'écoeurement, la tristesse, le découragement et d'autres choses extérieures viennent s'emmêler, alors, au lieu de mettre les monstres hors de nuire, cela les multiplie... Un thriller à la construction parfois déroutante, plein d'inconnues qui se révèlent peu à peu, mais surtout, rempli de personnages que gagne petit à petit l'obscurité...
Bois-Joli est une ville des confins de la région parisienne, quasiment à la limite de la Normandie. Rien de bucolique, pourtant, dans cet endroit où se dressent des cités difficiles, promptes à s'embraser (dans tous les sens du terme). On s'y ennuie ferme, même lorsque l'on est étudiant à l'université de la ville et qu'on réside dans une cité U tristounette.
C'est dans une des modestes et minuscules chambres de cet établissement que se masse ce jour-là les policiers du commissariat de Bois-Joli. Sur le lit, un corps, nu et sans vie, celui d'Aurore, étudiante de 18 ans. Tout semble indiquer qu'elle a été égorgée. Pas vraiment le genre d'histoire qu'on rencontre habituellement, même à Bois-Joli.
Autour de ce lit "fait pour faire l'amour", transformé en couche mortuaire, deux hommes se font face. Patrick Bellec, appelé sur les lieux, et Bernard Longbey, dont la présence surprend son collègue. Le premier, la trentaine, beau gosse et qui le sait, séducteur, à l'activité sexuelle débordante et qui n'oublie pas d'être ambitieux dans sa carrière de flic.
Le second pourrait être son reflet dans la glace, mais c'est presque tout le contraire. Un peu comme si Bellec était Dorian Gray et qu'il se trouvait devant son portrait, avili, déformé. Pourtant, Longbey a le même âge à peu de choses près que son ami, mais il est chiffonné par l'insomnie, rétamé par la lassitude... "Au bout du rouleau", nous est-il dit.
L'enquête s'annonce compliqué, il n'y a pas vraiment de piste évidente, mais un tel acte ne ressemble pas à une simple agression qui aurait mal tourné. Il y a quelque chose de personnel dans ce meurtre. Mais pourquoi ? Aurore, pour ce que réussissent à apprendre les enquêteurs, n'a rien d'une délinquante. Une jeune demoiselle très discrète et studieuse, une petite fille modèle...
Et pourtant, quelqu'un est bien venu dans cette chambre pour ôter la vie de cette étudiante sans histoire... L'enquête piétine jusqu'à ce qu'un élément fasse tilt : dans l'effervescence du début d'enquête, personne n'a vraiment fait attention à ce qui est tout sauf un détail : le nom de famille d'Aurore...
Aurore Boischel. Boischel, comme le nom de cet homme, disparu depuis plusieurs semaines sans laisser de trace. Une histoire qui, là encore, n'aurait rien d'extraordinaire si M. Boischel n'avait pas été le premier d'une série de quatre disparitions d'hommes adultes dans les alentours de Bois-Joli. Une enquête également dans l'impasse, mais la coïncidence paraît trop grande.
Tandis que Bellec se démène pour essayer de démêler l'écheveau et trouver ce qui peut relier ces deux affaires, le lecteur suit les réflexions de Longbey, qui nous raconte son parcours, le pourquoi de son état déliquescent. Miné par son job, auprès des enfants maltraités, des victimes de pédophiles, des brutes en tous genres, il n'a pu empêcher sa vie de partir à vau-l'eau.
Embourbé dans cette horreur quotidienne aux allures de sables mouvants, il a coulé. Pas à pic, mais lentement, sans bruit, s'enfonçant dans une espèce de dépression morbide. Sa femme n'a pas supporté et l'a trompé, avant de choisir de partir, emmenant avec elle leur petite fille. La précarité de cette situation a accéléré la descente aux enfers de Longbey...
De longs passages en italique, comme si on se trouvait dans la tête de Longbey, nous permettent d'en savoir plus, de comprendre où il en est et de saisir tout le drame de ce garçon, qui, incapable de concilier la violence de ce qu'il côtoie au quotidien dans son bureau et une vie de famille sereine, y a laissé non seulement sa capacité érectile, mais surtout son âme.
Enfin, dernier personnage important de ce roman, Rudy Poller. Un détective privé. Pas vraiment le genre des romans noirs américains, plutôt le genre passe-muraille, qu'on engage pour faire constater un adultère ou ce genre de broutille. Mais là, l'enquête qui l'a mené à Bois-Joli est bien différente de tout ce qu'il a pu faire auparavant.
En fait, même lui ne sait pas vraiment en quoi consiste sa mission. De la filature, oui, mais dans quel but ? Il l'ignore, son commanditaire anonyme n'a pas été très disert. Alors, il fait ce qu'on lui dit, prudemment. D'autant que lorsqu'il prend des initiatives, le fameux Sam se met dans des colères noires... De quoi intriguer un peu plus ce garçon forcément curieux et compétent.
Voilà planté le décor de ce thriller dense et ramassé (moins de 250 pages), mais, rassurez-vous, je ne vous ai pas tout dit. Pourtant, je pourrais aisément vous donner d'autres détails que j'ai choisi de taire, car ce sont les premières lignes, les premières pages du livre. Mais non, il va falloir vous immerger par vous-même dans cette ambiance glauque et oppressante qui règne à Bois-Joli.
Il y a comme une chape sur ce roman. Tout est angoissant, même lorsque l'on s'éloigne un peu. Chaque rencontre vient renforcer l'impression de complet désenchantement, de frustration, de douleurs et de secrets sentant le renfermé. Il n'y a pas de joie à Bois-Joli, ou alors, on la cache bien. C'est sinistre et le pire est peut-être ce que l'on ne voit pas.
Et plus ça va, plus on tourne les pages, et plus ce décor, déjà pas franchement idyllique, va en s'assombrissant. Au propre, comme au figuré : les personnages que l'on croise n'ont rien d'engageant, leurs vies sont pour le moins médiocres ou borderline, les lieux visités suintent la tristesse, le désoeuvrement, l'artificiel, le nocturne, mais pas du genre à porter conseil.
Alors qu'on patauge gentiment pour essayer de relier les éléments entre eux, se dessine peu à peu une histoire tout bonnement abominable, à différents niveaux. Ordures, vengeance, justice expéditive, atrocités diverses et variées, loi du Talion ou presque... Tout cela se mêle pour nous offrir un panorama sans foi, ni loi, mais surtout sans moralité.
Ah, je voudrais bien entrer plus loin dans ces explications, vous dire que... ou encore que... mais, j'ai décidé que ce billet resterait assez neutre et peu détaillé. Car, ce voyage à Bois-Joli, cette rencontre avec la plume virulente et impitoyable de David Coulon passent par des étapes qui boxent le lecteur et le laissent groggy. Vous devez passer par-là sans que je vous serve de guide.
"Dernière fenêtre avant l'aurore" est un thriller psychologique qui repose sur la personnalité des différents personnages et se déploie en plusieurs dimensions, en particulier, le passé, qui tient une place primordiale. Tout ce qui a eu lieu avant, et qui nous est révélé au compte-gouttes, vient alimenter l'intrigue comme un feu sur lequel on jette un accélérant.
Longbey est une énigme à lui tout seul. Il intrigue, il concentre l'attention, mais il inquiète, aussi, pour ne pas dire qu'il fait peur (et pas seulement à cause de sa dégaine peu soignée et sa physionomie défaite)... Mais on ne le cerne pas, il nous échappe comme un savon. A plusieurs reprises, on essaye de se situer par rapport à lui : fréquentable, pas fréquentable ?
Mais peu lui importe, il est lancé, en chute libre, sans espoir... Et plus il avance, plus il nous en dit, mieux on comprend comment il est devenu ce zombie. Enfin, zombie, non, le mot est un peu fort, tant sa détermination reste intacte. Néanmoins, le personnage est hanté, aux limites de la folie, à tel point que ni lui, ni le lecteur, ne sait plus vraiment s'il faut prendre ce qu'il raconte pour argent comptant.
Longbey, c'est l'impuissance incarnée. Pas seulement sur le plan sexuel, même si ça le travaille et qu'il en parle énormément, mais aussi sur le plan professionnel. Sisyphe devant éternellement reprendre sa tâche au début ou Danaïde remplissant sans fin des dossiers qui, à peine résolus (ou pas), laissent la place à de nouvelles affaires, souvent encore pires...
Il est un échec ambulant, il a tout raté, pense-t-il, à tort ou à raison. Il s'est laissé déborder de partout, incapable de résister à ce qui le tire vers le fond et enfoncé un peu plus par celles qui, dans son esprit, étaient sa planche de salut : une femme qu'il chérissait et surtout une fillette, prunelle de ses yeux... Le salut ? Il n'y croit plus, il est déjà en enfer.
Délire-t-il ? Est-il noyé dans un cauchemar sans fin dont il est, consciemment ou pas, l'auteur ? A-t-il fait ce dont il prétend être l'auteur ou noircit-il le trait ? Dissocier le réel du fantasme, c'est bien sûr un des noeuds du roman, alors que, au fil des pages, l'impression d'horreur et d'incompréhension monte, monte...
Et pourtant, alors que l'on se dit de plus en plus que tout cela n'est que le résultat d'une folie latente en passe d'exploser, une question s'impose : qui tient les rênes de tout ce bazar ? Personne, peut-être bien... Et c'est ce qu'il y a de plus angoissant, en fait... Car tout s'emballe, tout devient incontrôlable. Et lorsqu'un homme n'a plus rien à perdre, qu'il soit flic ou civil, alors, tout est à craindre.
Il serait dommage, là encore, sans trop entrer dans le détail, de négliger l'étrange relation entre les deux flics, Longbey et Bellec. Tellement semblables, et pourtant tellement différents. Par certains côtés, ils sont complètement à l'opposé l'un de l'autre, Bellec étant aussi expansif et chaud lapin que Longey est solitaire et introverti.
Malgré cela, le parallèle entre ces deux garçons se fait naturellement. Comme si Bellec était le seul capable de comprendre Longbey... Et on se dit que ce fil qui les relie, imperceptiblement, n'est pas près de se rompre. Fil d'Ariane ? Corde de pendu ? Peut-être les deux, en fait... Un lien confraternel indéfectible. Pour le meilleur, mais surtout, le pire...
On ressort étourdi de cette lecture, rempli de doute. On ne parle même plus de frontière entre bien et mal, tellement ce n'est pas, plus le sujet. On est au-delà de tout ça, dans des zones de l'esprit humain heureusement inaccessibles la plupart du temps, mais que certains, "au bout du rouleau", on y revient, finissent par franchir, comme un point de non-retour.
David Coulon nous offre une dernière fenêtre sur l'aurore, pour reprendre le titre, mais c'est plutôt un crépuscule auquel on assiste. Les lumières s'éteignent les unes après les autres, pour nous plonger dans les mêmes ténèbres que celles qu'affrontent les personnages. Ou qu'ils affrontaient, avant d'accepter qu'elles les engloutissent... Définitivement.