[Les Introuvables] Les Cinq nièces de l'oncle Barbe-Bleue
Pour cette première chronique des Introuvables, j'ai décidé de m'attaquer à un livre déniché dans la bibliothèque de mes grands-parents. Le titre, déjà, ne pouvait que m'interpeller : Les Cinq Nièces de l'oncle Barbe-Bleue.
La couverture, un cartonnage illustré de la fin du XIXe siècle, représente un vieux Monsieur à barbe, petites lunettes, très distingué - bien plus dandy que monstre de conte de fées. Sous lui, quatre vignettes où sont représentées cinq petites filles : une petite rousse à l'air modeste, deux fillettes très identiques, sans doute sœurs, une petite blonde à grand chapeau à rubans et une brune en robe rouge au béret de travers. Le livre est signé Jacques Lermont. Après de menues recherches, je peux vous dire que l'auteur est également connu sous le nom de Mme Soboleska. Je serais tentée d'y voir une énième femme écrivant sous pseudonyme masculin, phénomène récurrent à l'époque (Charles de Launay, George Sand, Raoul de Mavery, Jean Bertheroy, etc.) mais je n'ai que ce nom, rien de plus, issu de la notice auteur de la BnF, et la mention de pseudonyme sur Wikisource. Pas de date de naissance, deux dates de mort : Wikisource donne 1903 et la notice BnF donne 1907. Déformation professionnelle, j'aurais plutôt tendance à faire confiance à la deuxième, mais je crois pouvoir dire qu'en l'état, rien n'est sûr. Ce que l'on peut dire, en revanche, c'est qu'on est face à un auteur et traducteur de livres jeunesse (qui a notamment traduit des textes Louisa May Alcott, l'auteur des Quatre filles du Docteur March) et qui a travaillé chez plusieurs éditeurs, dont le fameux Hetzel, connu pour avoir édité les Jules Verne, dans les reliures rouges et noires qui sont restées célèbres. Petite guirlande de ses titres :
- Les Bonnes idées de Mlle Rose ou Les Enfants au ballon élastique
- La Petite Rose, ses six tantes et ses sept cousins
- Siribeddi, Mémoires d'un éléphant
- Honnêtes petites hommes, suivis d'Histoires de mes nièces
Je dois vous avouer que certains d'entre eux, notamment les Mémoires d'un éléphant qui m'ont rappelé les Mémoires d'un âne et la consonance du nom de Mme Soboleska m'ont un peu évoqué la figure de la Comtesse de Ségur, née Sophie Rostopchine, qui a tant écrit pour les enfants au cours du XIXe. Mme Soboleska, sous le nom de Jacques Lermont, serait-elle donc la Comtesse de Ségur fin-de-siècle (l'ouvrage daterait de 1892) ? Jetons un œil à l'ouvrage.
Commençons par un petit Si vous souhaitez jeter un oeil à cet introuvable et que vous craignez donc que l'on vous révèle l'intrigue, je vous conseille de passer directement au paragraphe commençant par " résumé de l'histoire. Quoi de mieux ".
M. Maranday est un riche original qui revient d'un long voyage à l'étranger et demande au notaire Chatelart de retrouver ce qui reste de sa famille. Celui-ci déniche quelques cousins et leurs descendants mais le vieil homme souhaite inviter chez lui uniquement les jeunes nièces : Elizabeth et Charlotte Maranday, " deux fillettes banales " ; Marie-Antoinette de Montvilliers, petite fille coquette, " très gâtée, comme toujours en pareil cas " : Geneviève Maranday, la brune, élevée uniquement par son père et décrite comme " un vrai petit diable " (c'est une sorte de Jo March qui aurait voulu être un garçon) et enfin, la rousse, Valentine Reynard, modeste et travailleuse, fille d'un artiste peintre sans le sou. Les petites sont envoyées à la campagne par leurs parents, et c'est l'occasion pour l'auteur de se livrer à une véritable étude de caractère en situation.
Milieux sociaux, éducation, talents et défauts de tempérament sont tous mis en balance, afin de montrer les torts et les qualités de chaque petite fille. Pourquoi une telle mise en scène de la part de l'oncle Maranday ? La surprise finale n'est pas sans rappeler celle du Jardin secret de Frances Hodgson Burnett (qui a été écrit dix ans plus tard) : il est en effet question d'un enfant retiré du monde et tenu secret, non pas par volonté du père mais parce qu'il a trop honte de se montrer au grand jour. Jeune métisse paralysé suite à une mauvaise chute, le petit Luis a trop peur de se confronter au regard des autres. Il faudra toute la douceur et toute la volonté de la meilleure des petites filles pour réussir à l'apprivoiser et le sortir de son mutisme. A la clé, un happy end comme en aiment les histoires de cette époque, qui rachète toutes les cachoteries, les étrangetés et nous ramène bien heureusement dans la respectabilité la plus totale. Qu'importent les comportements abusifs, puisque ceux qui l'ont fait avaient de bonnes raisons et un grand cœur !
Quoi de mieux qu'un livre visant à édifier a jeunesse pour cerner les valeurs d'une époque ? L'ouvrage tend à valoriser les vertus de patience, de modestie et de rigueur. Si l'on peut trouver cela finalement très classique, quelques détails nous rappellent cependant qu'on lit bien un texte de 1892. Ainsi, la richesse, présentée comme un résultat du travail acharné alors que la France du XIXe est une société où tout ou presque dépend de l'héritage familial :
Traversant rapidement l'étude devenue silencieuse, [M. Maranday] donna sans compter quelques pièces blanches au domestique qui tenait son cheval, se mit en selle avec une aisance inconnue à Damville, et partit à fond de train dans la direction de Rochebrune.
Quoique aucun des jeunes clercs n'eût jamais goûté aux délices de l'équitation, il n'y en eût pas un qui ne regardât s'éloigner avec envie ce cavalier brillant et ne s'extasiât sur la beauté de Duke, un magnifique alezan doré.
Le petit clerc exprima ainsi la pensée générale :
" A-t-il de la chance, ce particulier-là, rien ne lui manque !... Il a peut-être des millions plein sa caisse. Pourquoi que le ciel n'a pas gratifié mon papa d'une partie de sa fortune au lieu de tout accumuler dans les mêmes mains ? C'est pas juste, vrai, c'est pas juste. "
- Dis-donc, toi, répondit Me Chatelart en lui tirant les oreilles, crois-tu qu'on devient riche à bayer aux corneilles ? Il y a gros à parier que M. Maranday a dix fois plus travaillé dans sa jeunesse que vous ne le ferez, vous autres, dans toutes votre vie.
L'enfant, tout confus, baissa la tête :
- J'savais pas qu'vous étiez là, M. Chatelart...
- Les paresseux ne deviennent jamais riches, mon garçon, sache cela, pour ta gouverne. Ce qui n'est pas juste, c'est de vouloir une fortune toute faite ; gagne-la par ton travail.
- Tu crois cela mon ami ? eh bien, je ne t'engagerais pas à t'y fier. Tel que je le connais, je crois qu'il choisira ses hériters à bon escient, et avec ta paresse et ta négligence tu n'aurais pas grand chance d'être élu. Vois, tu n'es pas même capable de me copier un rôle. Fais attention, si tu ne veux pas que je te renvoie à ta famille.
De même, les vertus valorisées relèvent d'une vision de l'enfant et de la femme qu'on ne défend plus aussi facilement aujourd'hui. Ainsi peut-on lire, de la part de l'oncle Maranday :
Je cherchais parmi mes nièces celle qui, ayant le meilleur caractère, le cœur le plus tendre ; possèderait cette vertu féminine par excellence : l'abnégation.
Hélas, le racisme est également de la partie, puisque les petites filles rencontrent lors d'une expédition au grenier un diable noir aux dents très blanches et aux yeux effrayants, qui se révèle finalement être une négresse, certes inoffensive et bien intentionnée, mais toujours décrite comme incomparablement laide, surtout quand elle essaie d'être charmante... Le livre est parsemé de ce genre de racisme bienveillant, très dérangeant pour le lecteur d'aujourd'hui.
Cependant, souligner tous les écarts de ce livre à notre mentalité actuelle ne lui rendrait pas tout à fait justice : ce qui rend ce genre de contenu d'autant plus difficile à traiter aujourd'hui, est qu'on n'est pas non plus dans l'extrême à tout point de vue. Les personnages des petites filles sont bien écrits, et certaines remarques qu'elles font m'ont surprise par leur pertinence :
" Pourquoi fait-on parler ainsi les petites files ? s'écria un jour Charlotte impatientée, ce n'est pas là notre manière de causer ni d'agir. On nous fait plus bêbêtes que nature ! "
Et de dépit, elle lança sa brochure au plafond :
" Ne trouverons-nous donc jamais d'auteurs qui nous connaissent réellement et nous peignent comme nous sommes, au lieu de faire de nous des marionnettes de chez Guignol ou de mauvaises copies des grandes personnes ! ajouta Geneviève. "
Pourtant, Les Cinq nièces de l'oncle Barbe-Bleue n'est pas un livre sans ambigüité. Pour éduquer les enfants, il faut leur donner envie de lire le livre jusqu'au bout, et donc les amuser, les divertir. Sauf que ces deux desseins se révèlent parfois contradictoires. On peut en effet se demander : moralise-t-on vraiment les enfants lorsqu'on leur présente l'histoire étrange d'un vieil excentrique qui veut ramener chez lui toutes ses nièces, et que les personnages laissent faire malgré l'inquiétude qui leur vient devant la bizarrerie de la requête ? Lorsqu'on joue, pendant de nombreux chapitres, sur les occupations secrètes du même personnage, jusqu'à l'appeler Barbe-Bleue et craindre de découvrir les cadavres décapités de ses précédentes femmes dans une aile du château ? Un dénouement heureux n'efface pas tout et j'ai eu le sentiment, bien que les tabous soient évidemment tout autres dans un livre de cette époque, qu'on essayait tout de même un peu d'arnaquer l'enfant en lui promettant un contenu aussi sensationnel que les bouillonnants romans feuilletons du temps, et ce pour mieux lui servir sa leçon. Et jouer d'une fascination malsaine pour ce genre d'histoires, sans même la remettre en cause, au bénéfice de bonnes leçons de morale, est-ce vraiment édifier son petit lecteur... ?
Parler de ce bouquin, c'est aussi l'occasion pour moi de vous dire deux mots sur les reliures industrielles qui se développèrent de façon exponentielle au cours du XIXe siècle. Leur apparition et leur diffusion s'explique par la montée de l'alphabétisation après les lois Guizot (1833), Falloux (1850) et bien sûr Jules Ferry (1881-1882) qui, à terme, rendent l'instruction primaire gratuite et obligatoire. Le beau livre devient un objet, certes encore inaccessible pour les bourses des plus pauvres, mais néanmoins un objet de désir que l'on peut espérer approcher un jour, par l'intermédiaire notamment des livres de prix devant récompenser les élèves les plus méritants. Cela implique également l'émergence d'un nouveau public, plus disparate qu'autrefois, auquel il faut tenter de plaire. Du côté de la reliure manuelle destinée à des gens plus fortunés, on en est alors aux pastiches de reliures anciennes. Mais la reliure industrielle se détache de l'esthétique classique et met en avant un contenu volontairement coloré et plus moderne, plus à même de séduire les enfants.
Ces reliures sont le plus souvent des cartonnages recouverts de toiles - en général de la percaline, toile imitant le grain du cuir - qui ont été ensuite ornées à l'aide de plaques, tirées en or, argent ou encore en couleur, comme ici. Ces plaques peuvent proposer un contenu non figuratif (arabesques, encadrements divers, parfois de série et que l'on va donc retrouver sur des livres qui n'ont rien à voir entre eux) ou, comme ici, un contenu faisant directement allusion au contenu du texte. Les reliures industrielles décorées en percaline rouge apparaissent après 1870 et disparaissent avec la guerre 1914-1918.
Ce sont des reliures fragiles : nombreux sont les exemplaires avec des manques, des couleurs défraichies ou dont la reliure se détache du corps de l'ouvrage. L'exemplaire sur lequel j'ai travaillé pour écrire cette chronique ne déroge pas à la règle : la reliure est presque entièrement détachée, et les pages comportent un certain nombre de tâches jaunâtres, appelées rousseurs.
Longtemps considérées comme désuètes et sans valeur, notamment par rapport aux reliures plus classiques, les reliures industrielles du XIXe siècle commencent cependant à intéresser les collectionneurs : les éditions originales de Jules Verne, chez Hetzel, sont un très bon exemple de l'engouement qui se développe aujourd'hui pour ce type de reliures. Elles témoignent surtout d'une période de profonde mutation des pratiques culturelles, où la lecture n'est plus le fait de quelques intellectuels perchés dans leur tour mais où la grande diffusion implique - notamment pour des raisons commerciales - la création de nouvelles formes de qualités très variables, qui se veulent plus adaptées à ce nouveau public.
Peut-être avez-vous aussi, dans les bibliothèques de vos grands-mères, de ces vieux livres désuets destinés à éduquer les enfants du siècle dernier. Qui sait ce qu'ils pourraient aujourd'hui nous apprendre, avec notre regard d'aujourd'hui ? :)