Cher Chat,
Je suis une œuvre d’art signée Shannon Desbiens. L’encre de Chine est à peine sèche que je maroufle* déjà ce palimpseste* impressionniste de moi-même sur votre mur virtuel.
Il m’a croquée sur le vif, alors que j’animais un lancement littéraire. Ainsi, je suis devenue l’œuvre d’un autre. Je suis la proie de ses points de fuite qui, tissant la toile de fond d’une librairie indépendante, m’inventent toute une perspective. Ne me trouvez-vous pas, le Chat, une illusion de profondeur, posée ainsi sur cette chaire-chevalet ?
Moi qui ai parfois un peu de mal à m’encadrer, voila que je me trouve peinturogénique.
Sous le monochrome du dessin, un camaïeu de roses empourpre mes joues de vanité et d’orgueil. Je suis un modèle et l’œil du peintre a fait de moi bien plus que l’esquisse que je suis. Comme si j’étais l’un de ces écrivains dont je fais l’éloge et qui interrogent le monde de leur regard clair-obscur.
Je suis une œuvre d’art signée Shannon Desbiens. Son encre qui s’échine sur moi vaut bien plus que 1000 de mes mots. Sous le vernis sage de ses pleins et déliés, il m’expose au regard des autres, polyptique. Il cultive cette autre image de moi dont je rêve. Celle de l’écrivain accompli que je ne suis pas encore. Et dans ce miroir graphique qui me transcende, je me plais. Voyez comme je me laisse piéger, séduite par ce reflet complaisant qu’on me tend et prête à jouer sur le tableau de l’apparence.
On a vite fait de s’emmêler les pinceaux quand il s’agit de représentation. Pourquoi être fidèle à sa palette de couleurs quand on peut redorer son image ? On se préfère trompe l’œil plutôt que nature morte. Ne vaut-il pas mieux sacrifier la transparence à la visibilité ?
Je connais des bleus qui sont devenus rouges pour être plus en vue, par opportunisme. Ainsi, pour avoir meilleure image, on joue à la roulette russe avec le cercle chromatique et tant pis si la couleur fait tâche sur nos convictions. L’important n’est-il pas d’épater la galerie ?
La gestion de l’image est tellement importante de nos jours qu’on en dilue nos couleurs primaires sans penser qu’un jour, on ne pourra plus nous voir en peinture. En passant le rouleau sur la moindre esquisse personnelle qui eut pu élever le débat, on s’assure de plaire à la majorité.
Certes, c’est un autre tableau que le mien que je brosse ici et qui dessine les limites de la démocratie. Pourquoi sont-ils si nombreux, ceux qui sacrifient leur vision pour la couleur du pouvoir ? L’idée que l’on a de l’échec est mat. Faut-il pour autant multiplier les couches de peinture pour se sentir brillant ? C’est ainsi que l’on pose trop souvent sa signature au bas d’une image apocryphe* de soi. Ne devrait-on pas se respecter plutôt que de courir après une reconnaissance qu’on ne mérite pas toujours ?
Je suis une œuvre d’art signée Shannon Desbiens. Le dessin est figuratif et l’image, si elle suggère davantage, reste toutefois fidèle à ma véritable substance qui est l’écriture.
Je suis l’œuvre d’un autre et même s’il fait bon en jouer, je n’oublie pas que la mienne est inachevée.
Sophie
*Maroufler : fixer une surface légère (papier, toile) sur un support plus solide et rigide (bois, mur) à l’aide d’une colle forte, dite maroufle, qui durcit en séchant.
*Palimpseste : manuscrit écrit sur un parchemin préalablement utilisé.
*Apocryphe : se dit généralement d’une signature ou d’un texte qui n’est pas authentique.