"Je voulais engendrer par mon talent, non par ma semence, un monde de lumières et de formes, auxquelles je conférerais une vie qui ne serait pas éphémère et n'aurait nul besoin d'être élevée au quotidien, nourrie, protégée, entourée de tous mes soins".

Par Christophe
Pardon pour ce titre un peu long, il était impossible de tronquer cette phrase. J'aurais même pu démarrer une phrase plus tôt là citation : "Je voulais laisser la trace de mon passage sur cette terre, mais j'avais choisi la création, pas la procréation". Car, ces quelques lignes contiennent, à mes yeux, l'un des aspects les plus importants de notre livre du jour. La relation entre l'art et la paternité, la vie du personnage central venant littéralement démentir cette volonté, mais éclairant aussi sa façon d'être sous une lumière spéciale. Dans "la longue attente de l'ange" (en grand format chez Flammarion, disponible en poche chez J'ai Lu), une expression tirée d'un poème de Sylvia Plath, la romancière italienne Melania G. Mazzucco nous propose une biographie romanesque d'un des plus grands génies de son temps : Jacomo Robusti, dit le Tintoret. Le dernier maître de la peinture vénitienne de la Renaissance et un père de famille nombreuse. Une situation qui tient une place fondamentale dans sa vie, comme la ville de Venise, qu'il ne quitta presque jamais...

A la mi-mai 1594, le Tintoret doit s'aliter, gagné par la fièvre. A 75 ans, un âge avancé pour l'époque, il sait que ce mal, bénin en apparence, pourrait bien l'emporter. Alors, il commence une flamboyante confession qui va durer deux semaines, le temps d'une interminable agonie, où il va confier à Dieu, à qui il s'adresse, ce qu'il a retenu de son existence longue et productive.
C'est surtout l'occasion de revenir sur une incroyable carrière, celle d'un self made man, comme nous dirions de nos jours. En effet, ce fils de teinturier, ce qui explique ce surnom de Tintoret qu'il portera au firmament de l'art de la Renaissance, a dû faire sa place au coeur de la Sérénissime à la force du poignet, et avec roublardise.
N'ayant pu devenir l'élève de Titien, qui, on peut le penser, avait détecté son talent et le redoutait, Tintoret a appris son art auprès de maîtres mineurs et depuis longtemps oubliés. Mais, sa patte, atypique, sombre, violente et pourtant inspirée et nourrie par une foi profonde, a fini par devenir l'une des plus fameuses de la République de Venise, réclamée par tous les puissants.
Pour cela, Tintoret n'a respecté aucune règle, utilisant tous les moyens, même les plus contestables, surtout pour ses concurrents, pour se faire connaître : il a volé des contrats, travaillé gratuitement, multiplié les actions d'éclat pour se faire un nom, jusqu'au jour où, assuré d'une position incontournable, il a pu se ranger et cesser ses frasques.
Incroyablement productifs, il aura travaillé jusqu'à ses derniers jours. Lorsque la fièvre le prend, il doit d'ailleurs accompagner son fils, Dominico, pour livrer à San Giorgio Maggiore sa dernière oeuvre. Un tableau terriblement prémonitoire : une Mise au tombeau... Celle du Christ, bien sûr, mais le présage, quand tous voient Tintoret se rétablir rapidement, n'est pas anodin.
Alors qu'il se raconte, un prénom revient sans cesse dans son récit : Marietta. La première fille du Tintoret, une enfant illégitime qu'il a eue avec une Allemande, une courtisane dont il a longtemps fait sa maîtresse avant son mariage, avec Faustina, qui, au moment des noces, n'était encore qu'une enfant, ayant 25 ans de moins que son nouvel époux...
Par la suite, Tintoret deviendra le patriarche d'une nombreuse famille, mais il n'entretiendra avec aucun autre de ses enfants, filles ou garçons, le même genre de relation que celle qu'il aura avec Marietta. Une relation fusionnelle, pour employer encore une fois un terme actuel, assez anachronique pour l'époque, teintée d'une certaine ambiguïté.
Cet amour fou pour sa fille aînée, contre lequel il va lutter tout au long des années, est le coeur de cette biographie romanesque. L'ange, si longtemps attendu, c'est Marietta, dont le destin s'avérera tragique. En tout cas, c'est l'une des figures que l'on peut donner à cet ange, venu chercher le peintre pour l'emmener vers une existence meilleure, dans son esprit.
Marietta, personnage fascinant, il est vrai, qui sera elle-même peintre, connue, reconnue et très demandée à travers toute l'Europe, même si très peu de ses tableaux sont parvenus jusqu'à nous. Pour Tintoret, elle est celle qui incarne la transmission de son talent, Dominico, si docile, dévoué, obéissant, mais assez falot, en étant loin, même si c'est lui qui poursuivra la lignée.
Elle est insaisissable, Marietta. Une femme libre, qui mène sa vie comme elle l'entend. Et, si l'on s'attarde sur la fascination qu'elle exerce sur son père (privilège du narrateur), il faut reconnaître qu'elle semble avoir sur bien d'autres personnes, en particulier les hommes, un charisme magnétique qui en fait un personnage à part.
Marietta, dont on sait apparemment assez peu de choses, sur le plan biographique, mériterait presque un livre centré sur elle seule, tant elle semble entourée d'un certain mystère. De son enfance à l'âge adulte, elle va mener son père par le bout du nez. Il ne peut rien lui refuser, ou presque, mais finira par lui imposer un mariage, comme pour faire taire d'éventuelles rumeurs. Ou l'éloigner de lui...
L'amour de Tintoret pour Marietta, qu'on ne peut s'empêcher de trouver marqué par un désir latent assez embarrassant (dans un scène, en particulier, cela ressort et cela agit sur le peintre comme un ressort qui le pousse à prendre ses distances), est incroyablement fort. La fin de sa vie sera d'ailleurs fortement influencée par le destin de sa fille.
Cette longue attente ne débute pas avec la fièvre qui va emporter le peintre, mais des années auparavant, accompagnée d'une profonde culpabilité, qui hantera le peintre jusqu'à son dernier souffle. Et Marietta, telle le modèle qu'il aurait reproduit sur une toile (ce fut peu le cas avec sa fille, d'ailleurs), possède cette facette angélique, autant qu'elle incarne pour le peintre, une atroce tentation.
Si Marietta écrase tous ses demi-frères et soeurs, par sa présence et sa proximité avec Tintoret, "la longue attente de l'ange" se penche sur tous les rejetons du peintre. En tout cas, les légitimes. Chez les Robusti, on est non seulement particulièrement féconds, mais manifestement très porté sur les relations charnelles...
Jacomo, aîné d'une fratrie de 22 enfants (!), et malgré la phrase qui nous sert de titre, a souvent cédé à la chair, et pas seulement, croit-on comprendre, dans le cadre d'un mariage qui, tout aussi étrange qu'il paraisse, durera jusqu'à sa mort. Faustine est une épouse dévouée, une mère attentionnée, une femme qui ne quitte quasiment jamais son foyer et n'entend rien et ne goûte pas l'art de son époux...
Pourtant, si l'on se dit que cette fécondité vient s'opposer radicalement au discours de Tintoret, sa façon d'être père, d'une exigence totale, une forme de tyrannie insidieuse qui inféode chaque enfant à la volonté du patriarche, aura une conséquence étonnante : la génération suivante semblera appliquer à la lettre cette règle familiale en n'engendrant pas !
Les filles de Tintoret vont quasiment toutes finir au couvent. Peut-être certaines, qui en manifestèrent la volonté, parvinrent-elles à en sortir et à fonder une famille, mais on n'en sait pas grand-chose (en tout cas, pas dans ce livre) et c'est loin d'être certain. Quant aux garçons, à part Dominico, le docile, ils entreront en rébellion et auront des destins qui ne collent pas vraiment avec la paternité...
Que ce soit Zuane, le fils prodigue qui ne reviendra jamais auprès de son père, allant au bout de sa fuite, ou Marco, le provocateur et pourtant, certainement, le fils le plus aimé, ils rejetteront la vie de leur père en tous points, fuyant la peinture, la famille et même Venise, pour Zuane, le plus grand voyageur, et de loin, des Robusti.
Au fil des chapitres, on découvre cette vie de famille compliquée, difficile, agitée, marquée par le sort (mais quelle famille ne l'était pas, en ces temps de forte mortalité infantile et où l'on mourait pour un oui ou un non, quel que soit son âge ?). Inextricablement liée à l'oeuvre du peintre, à son inspiration, à son ascension sociale, elle est aussi ce qui pousse Tintoret à demander l'absolution.
Oui, c'est un personnage dur que l'on a devant nous. Je crois avoir utilisé déjà plus haut le mot "exigeant", et je n'en vois pas de meilleur pour qualifier Tintoret. Mais, il l'est avec les siens comme il l'est d'abord et avant tout avec lui-même, sachant mieux que quiconque les efforts qu'il faut consentir pour parvenir à son but...
Il n'est pas sûr qu'on sorte de cette lecture avec une image du Tintoret en homme sympathique, et pourtant, on ne peut ressentir pour lui qu'un immense respect pour l'oeuvre laissée derrière lui et une carrière où rien n'a été acquis d'avance. Jamais il n'a travaillé pour le pouvoir, l'argent, le prestige, même. Non, il a peint pour laisser sa trace, comme il le dit dans notre titre. Et il y est parvenu plus que bien d'autres.
Voilà d'ailleurs qui nous amène au dernier aspect fort de ce billet : Venise. Tintoret est un pur Vénitien, entièrement dévoué à sa ville. Beaucoup d'artistes nés sur la lagune et n'ayant pu y percer, sont allés ailleurs gagner leur vie, auprès de puissants du reste de l'Italie ou d'Europe. Mais pas Tintoret qui, lorsque cette option s'est présentée à lui, l'a balayée d'un revers de manche.
Réussir à Venise était peut-être même le principal objectif de cet homme de caractère, qui a connu la reconnaissance sur le tard, à un âge où beaucoup de ses contemporains avaient déjà leur vie faite, voire leur vie derrière eux... A voir le nombre de ses oeuvres sur les murs des palais (dont le plus important, celui des Doges) et des églises de la Sérénissime, il a manifestement atteint son but.
Venise est véritablement un des personnages de cette histoire. Sans Venise, pas de Tintoret. Et, celui-ci, habité par sa ville natale comme il le fut par Marietta, ne s'en éloignera jamais ni beaucoup, ni longtemps. D'ailleurs, à chaque fois qu'il la quittera, ces absences seront liées à des événements négatifs, comme si la ville le tançait.
Guerres (Tintoret peindra la fameuse bataille de Lépante sur un tableau saisissant), épidémies (dont une de peste, qui fera un énorme nombre de victimes le long des canaux), début de déclin de la République, ce sont autant d'événements forts qui aurait pu précipiter la fin de la vie et de la carrière du peintre, mais dont il a su sortir renforcé, et son talent avec lui.
N'hésitez d'ailleurs pas à faire chauffer un moteur de recherche pour aller à la rencontre de l'oeuvre du Tintoret. Internet peut être un cloaque, mais c'est aussi un formidable musée facilement accessible. De nombreuses oeuvres sont évoquées dans le livre de Melania G. Mazzucco et y jeter un oeil permet aussi de mieux comprendre le personnage, son inspiration, son génie, sa démesure, aussi...
Un dernier point : tout ce que nous venons de raconter est à placer sous le sceau de la fiction. On est bien dans un roman, avec un parti pris narratif, celui de la confession ante-mortem, mais aussi dans les axes du récit. Il faut savoir que Melania G. Mazzucco a également publié une biographie, une véritable biographie, de Tintoret, où elle aborde certainement la question de façon bien différente.
Ici, en (dé)peignant cet homme au caractère entièrement tourné vers son art, soucieux du confort des siens, mais certainement pas avide, ou alors de reconnaissance. "Ne pas monter bien haut, mais tout seul", disait Cyrano. Tintoret, lui, s'est hissé au sommet et son oeuvre reste, plus de 400 ans après sa mort, d'une puissance inouïe. Marquée, comme sa vie, par une passion dévorante.