INTERVIEW – Delaf et Dubuc: « Vicky est un peu notre chouchou »

Delaf & Dubuc

Depuis leur apparition dans les pages du journal de Spirou, les « Nombrils » font un malheur. Aussi drôles que politiquement incorrectes, les ados Vicky, Jenny et Karine ont amené un vent frais venu du Québec dans la BD franco-belge. Avec un fameux succès commercial à la clé puisque le tome 7 (« Un bonheur presque parfait »), qui vient de sortir en librairie, a été tiré à 170.000 exemplaires! De quoi réjouir son couple d’auteurs: Delaf (Marc Delafontaine) et (Maryse) Dubuc. Il y a quelques jours, ils étaient de passage à Bruxelles pour la Fête de la BD. Tranquillement installés sur un banc dans le Parc royal, ils ont pris le temps de répondre à quelques questions entre deux séances de dédicaces.

Le nouvel album des Nombrils fait partie des 10 plus gros tirages BD de l’année. Est-ce que ça veut dire que vous êtes les vraies stars de cette Fête de la BD?

Delaf : Non, ce serait beaucoup dire! Mais c’est incroyable de se dire que le petit projet dont on est parti il y a 10 ans est devenu à ce point connu.

Est-ce que la série marche aussi bien au Québec qu’en Belgique et en France?

Dubuc : Proportionnellement, son succès est même encore plus fort au Québec. Ce qui nous fait plaisir, c’est que cela initie beaucoup de Québecois à la bande dessinée. Ils ne connaissaient pas bien la BD jusqu’ici, et maintenant ils découvrent cet univers en commençant par notre série.

Delaf : En plus, les jeunes filles de 8 ans qui nous lisaient à nos débuts ont 18 ans aujourd’hui. Du coup, elles font aujourd’hui découvrir la série à leurs petites sœurs.

Est-ce que ça crée une émulation au Québec? Vous voyez de nouveaux auteurs arriver grâce à vous?

Dubuc : Je ne sais pas si c’est lié à nous, mais c’est vrai qu’il y a de plus en plus de nouveaux auteurs qui sont apparus depuis nos débuts il y a une dizaine d’années. Il y a d’ailleurs une nouvelle école de BD qui s’est créée au Québec. Et il y a de plus en plus d’éditeurs, notamment La Pastèque et Pow Pow, qui font des choses très intéressantes. On peut donc parler d’une explosion : le Québec découvre véritablement le plaisir de la bande dessinée.

Delaf : Le fait qu’il y ait des succès permet aux auteurs québecois d’y croire et de se dire que c’est possible. C’était difficile à envisager il y a encore 10 ou 15 ans.

L’énorme succès des Nombrils doit vous mettre une pression supplémentaire, non?

Dubuc : Le niveau de pression a surtout changé entre le tome 1 et le tome 2. Le tome 1 est sorti la veille du festival d’Angoulême. Lorsque nous sommes allés là-bas, nous avons rencontré d’autres auteurs qui nous lisaient. A ce moment-là, le niveau de pression est monté très rapidement!

Delaf : Le fait d’être loin nous protège. Quand on est pleine création, il faut s’interdire de penser à la pression, sinon on bloque complètement.

Les Nombrils tome 7

A la base, vous étiez plutôt dans des gags en une planche. Maintenant, il y a une véritable histoire continue. C’est difficile pour vous de ne pas perdre ce fil rouge de vue?

Delaf : C’est incroyablement difficile à gérer!

Dubuc : Au départ, quand on écrivait les Nombrils, on écrivait effectivement un gag à la fois et on plaçait des indices pour une éventuelle fin qu’on avait vaguement en tête. Depuis le tome 4, on a changé d’approche et on écrit d’abord une histoire complète. C’est seulement ensuite qu’on la charcute en gags d’une planche. Il y a donc de moins en moins de gags que l’on pourrait qualifier d’électrons libres.

Pourrait-on imaginer un prochain album qui serait vraiment une histoire complète?

Dubuc : Oui, ce serait possible. Ca nous simplifierait même la vie puisqu’on ne serait plus obligés de clore chaque mini-histoire par une chute dans la case en bas à droite. Mais en même temps, ça enlèverait un des ingrédients du succès de la série. L’humour, c’est ce qui nous permet de toucher des thèmes sensibles qui sont rarement abordés dans la bande dessinée tout public.

Delaf : Le rythme planche par planche est une contrainte qui nous force à rester toujours dans l’humour.

Effectivement, dans des albums précédents, vous vous êtes parfois écartés de ce côté humoristique, avec notamment un personnage de tueur en série. Le fil rouge de ce nouvel album tourne clairement autour de la difficulté de Vicky et Jenny à assumer leur véritable personnalité. C’était une volonté de votre part d’aborder ce thème qui touche beaucoup d’adolescents?

Dubuc : Notre objectif était de retourner plus près des émotions des personnages. Les tomes 5 et 6 avaient davantage un côté polar, mais nous voulions consacrer l’ensemble du tome 7 aux déchirements de nos trois personnages. Dans cet album, Vicky, Jenny et Karine sont toutes les trois dans la quête d’elles-mêmes. Elles se demandent « qui suis-je? », « quelles sont mes valeurs? », « quelles sont mes priorités? ». Elles se trouvent dans cette partie de l’adolescence où tu approches de l’âge adulte et où tu sens que tes décisions vont avoir un impact sur ton avenir. Tout à coup, les choses ont un peu plus de gravité.

Cela veut donc dire que vos personnages vieillissent?

Delaf : Oui, ils vieillissent tranquillement. Il y a environ un an qui s’est écoulé entre le premier et le septième tome. Dans le nouvel album, on découvre que Vicky a 16 ans. Est-ce que Karine et Jenny ont tout à fait le même âge? On ne le sait pas. Nous voulons laisser un certain flou sur ce point, même si dans ce tome 7, on a choisi de dévoiler l’âge de Vicky. C’est d’ailleurs amusant de constater qu’il y a une différence entre les lecteurs européens et les lecteurs québecois à ce sujet. Les Européens sont surpris d’apprendre que Vicky est encore aussi jeune, tandis que chez nous, personne ne se pose la question.

Les Nombrils tome 7 (extrait)

D’où vous viennent les idées pour vos gags? De votre propre adolescence ou de gens autour de vous?

Dubuc : On essaye d’éviter d’observer ce qui se passe autour de nous parce qu’on veut rester au plus près des émotions et ne pas juger. On se replonge donc plutôt dans notre propre adolescence parce qu’au fond, à part la technologie, les choses n’ont pas tellement changé. On préfère se mettre à la place des ados plutôt qu’à la place de leurs parents.

Est-ce que vous avez un personnage favori dans la série?

Delaf : Vicky est un peu notre chouchou. Elle est celle avec qui on connecte le plus et qui est sans doute la plus creusée. Vicky a longtemps été le personnage mal-aimé du public mais pour nous, elle avait une richesse dès le départ. Une fille ne peut pas être aussi méchante sans cacher une blessure. A partir du tome 2, on a donc commencé à lui donner certaines circonstances atténuantes et depuis lors, on s’est vraiment attachés à elle, même si Karine reste importante pour nous. Quant à Jenny, c’est la rigolote du trio.

Ado, vous étiez plutôt Vicky, Jenny ou Karine?

Dubuc : Physiquement, j’étais plus Karine (rires). Cela dit, je pense que chaque fille est un mélange entre Vicky, Jenny et Karine. Comme Jenny, toutes les adolescentes ont un côté un peu coquet et veulent tester leur capacité de séduction. Vicky, de son côté, a un malaise intérieur et du coup, elle prend les devants et se porte à l’attaque pour assurer sa défense. Tandis que Karine est comme une enfant qui a grandi trop vite et qui reste naïve, même si depuis quelques albums, elle a quand même décidé de changer un peu.

Et vous, Delaf, vous êtes plutôt Murphy, Dan ou James?

Dubuc : Non, lui c’est Jean-Franky! (rires)

Delaf : Ha ha, c’est vrai que j’ai fait des concours de culturisme à la fin du secondaire, alors que j’étais plutôt un « nerd » au début de ma scolarité. Il y a eu une évolution !

Il est question de 2 adaptations au cinéma pour les Nombrils: 1 film et 1 long métrage d’animation. Où en sont ces projets?

Dubuc : Les deux se trouvent au stade de l’écriture. Le film d’animation, dont nous sommes coscénaristes, se fait au Québec. Ce sera un « prequel » des Nombrils puisqu’il racontera la rencontre des trois filles. Quant au film « live », il se fait avant tout en France, même si c’est quand même une coproduction franco-québecoise. Il est lui aussi au niveau de l’écriture et il est prévu qu’on rencontre les producteurs à Paris la semaine prochaine. On découvre que le cinéma est une grosse machine, qui est très longue à faire bouger!

Avez-vous votre mot à dire sur ces adaptations?

Delaf : Dans le cas de l’animation, la réponse est oui, dans la mesure où nous sommes coscénaristes. Pour l’autre projet, on est davantage des consultants.

Cela ne vous fait pas peur, étant donné que les films tirés de BD sont loin d’être toujours une réussite?

Dubuc : Oui, c’est vrai que les adaptations ne sont pas toujours très heureuses. Adapter une BD au cinéma, ça a l’air naturel et facile, mais ça ne l’est pas du tout. C’est un travail tout en subtilité.

Si jamais le scénario du film ne vous plaît pas, pouvez-vous quand même vous y opposer?

Delaf : Oui, jusqu’à un certain point. Disons que notre avis est entendu, mais on ne peut pas mettre de véritable veto. A partir du moment où tu as cédé tes droits, tu as cédé tes droits. De toute façon, c’est la BD qui reste notre passion première. C’est dans les albums qu’on veut mettre tout notre cœur et toute notre énergie. Le reste, c’est un peu indépendant de notre volonté.

Dubuc : Cela nous fait réaliser la chance qu’on a de pouvoir travailler à deux sur nos albums. En toute liberté.

Delaf : La BD c’est de l’artisanat, alors que le cinéma c’est de l’industrie.

Les Nombrils tome 7 (extrait 2)

Avez-vous d’autres projets à côté des Nombrils?

Dubuc : On n’a pas vraiment le temps de faire autre chose pour l’instant. « Les Nombrils », c’est vraiment une série très exigeante, aussi bien au niveau du dessin, qui est très fouillé, que du scénario.

Quels sont les auteurs de BD qui vous inspirent?

Delaf : J’ai grandi avec les albums de Franquin et de Tome et Janry. Je me souviens parfaitement de la case exacte du « Réveil du Z » qui m’a donné envie de devenir auteur de BD.

Dubuc : Moi, c’est plutôt Bill Watterson qui m’inspire, pour son mélange de gravité et de légèreté. Et aussi Lewis Trondheim pour le naturel des dialogues.

Quel sera le fil rouge du tome 8 des Nombrils?

Dubuc : On ne sait pas encore. Quand on finit un album, on est claqués pendant des mois et on a zéro énergie. Ici, on a bien profité de notre été pour recharger nos batteries. Et le fait de rencontrer des gens à l’occasion de la sortie de l’album nous redonne du boost et des idées. Mais on attend toujours d’avoir le feedback des gens sur un album avant de commencer le suivant. De cette manière, on peut voir sur quelle partie de l’histoire ils ont le plus accroché.

Est-ce que ça veut dire que vous adaptez le scénario en fonction des souhaits de vos lecteurs?

Dubuc : On veut surtout déjouer leurs attentes! Les gens vont toujours nous proposer de faire arriver des trucs merveilleux à nos personnages et de les lancer dans le bonheur le plus pur. Mais si on fait ça, il n’y aura plus d’histoires à raconter!