"Savez-vous bien ce qu'est une bataille ? Il y a des empires, des royaumes, le monde ou le néant, entre une bataille gagnée et une bataille perdue".

En juin dernier, de grandes cérémonies ont commémoré le bicentenaire de la bataille de Waterloo. C'est à cet événement que notre livre du jour s'intéresse et, plutôt que d'aller piocher chez Hugo une phrase titre, pas forcément la "morne plaine", d'ailleurs, j'ai préféré mettre en exergue cette sentence que Napoléon Ier aurait prononcé à la veille de la bataille. En tout cas, on la trouve dans "Waterloo", un essai historique entièrement dédié à la bataille qui mit définitivement fin à l'Empire, signé par l'historien italien Alessandro Barbero (dans la collection Champs de Flammarion). Un ouvrage de plus de 500 pages qui décortique cette incroyable journée du 18 juin 1815 et essaye de faire la part des choses entre la réalité et la légende. Si, pour vous, Waterloo, c'est la phrase de Cambronne "la garde se meurt et ne se rend pas", et plus encore un autre mot un brin plus vulgaire, si vous pensez à Blücher, arrivé comme Zorro pour sauver Wellington et renverser le sort de la bataille, et à Grouchy, en retard comme toute cavalerie qui se respecte, alors, lisez "Waterloo", vous en apprendrez énormément et vous repenserez différemment à vos cours d'histoire...
Au début du mois de mars 1815, Napoléon pose le pied sur le sol français, après un peu plus d'un an d'exil sur l'île d'Elbe. En quelques jours, l'Empereur réussit à rallier une bonne partie du peuple et des vétérans de la Grande Armée et à reprendre le pouvoir. Désormais, il veut reconquérir les territoires perdus au printemps 1814.
Et, pour cela, il va lancer une opération d'envergure, façon Blitzkrieg, même si le terme n'existait probablement pas encore. Il fait fermer hermétiquement la frontière nord de la France, empêchant quiconque de passer en Belgique et achemine son armée en partie reconstituée à marche forcée dans cette direction.
L'objectif : attaquer les troupes alliées, essentiellement anglaises et prussiennes, mais aussi néerlandaises et belges, en les surprenant pour les empêcher de se réorganiser à temps. Pendant son exil, toutes les troupes ont goûté au calme retrouvé après presque 20 années de combat incessants aux quatre coins de l'Europe et c'est sur ce relâchement que mise Napoléon pour retrouver son lustre perdu.
Il espère surtout que son attaque inattendue empêchera les différentes composantes du camp allié de former un front uni, afin de profiter de cette désorganisation. On l'oublie souvent, mais avant la bataille de Waterloo, d'autres combats ont eu lieu lors des deux journées précédentes, aux Quatre-Bras et à Ligny.
Des combats déjà très durs, très violents, qui ont coûté la vie à bon nombre de soldats dans les deux camps. Mais la manoeuvre a réussi : Napoléon a affaibli d'une part les troupes de Wellington, et de l'autre, celles du vieux maréchal Blücher, 72 ans bien tassés, et, d'autre part, les a irrémédiablement séparés, créant une brèche.
Pourtant, le succès n'est pas total. Blücher, tout près d'être fait prisonnier, a réussi à s'enfuir et le coup de grâce n'a pas été donné aux Prussiens, ce qui aurait sans doute été décisif pour la suite. Il faut donc poursuivre les combats, en se rapprochant de Bruxelles, à une dizaine de kilomètres de ces premiers théâtres d'opération : près du village de Waterloo.
Un terrain très restreint, 4 kilomètres sur 4, 200 000 hommes environ, sans compter les chevaux, l'artillerie, qui se font face, l'importance de la bataille de Waterloo est évidemment lié à son enjeu historique majeur, mais, sur le plan militaire, c'est aussi quasiment du jamais vu. Une démesure de moyens et d'effectifs qui annonce déjà les guerres modernes à venir.
Oubliez la "morne plaine" hugolienne, car le terrain est assez vallonné et rendu difficilement praticable par les pluies abondantes qui ont détrempé les sols depuis quelques jours. Cela n'a l'air de rien, mais même les rares routes, chemins de campagne en terre battues, sont gorgés d'eau. Le reste, ce sont des champs qui vont être effroyablement piétinés, mais circuler est loin d'être aisé.
Alessandro Barbero ne va pas seulement raconter la bataille heure par heure, en tout cas, ce que l'on peut en savoir, en fonction des témoignages d'époque, mais aussi parfaitement planter le décor de ces deux armées, à peu près égales en nombre, mais très différentes dans leurs organisations et possédant des spécificités qui auront leur rôle à jouer au cours de cette journée décisive.
Quand je parle de témoignages, ils sont parfois difficiles à recouper : en effet, les deux camps ne sont pas calés sur la même heure ! Les Anglais sont restés sur leur horaire insulaire, tandis que les Français sont calés sur l'heure continentale... Cela rend plus compliquée la tâche de l'historien qui voudrait reconstituer une chronologie globale des événements.
Barbero a travaillé sur un immense matériau documentaire. Et il a choisi d'insister sur ce qui est le plus proche du terrain. Bien sûr, on s'intéresse aux acteurs-clés de cette journée, Napoléon, Wellington, Blücher... Mais, aussi à tous ceux qui ont participé à cette bataille terrible et ont pu, par la suite, écrire sur le sujet.
On a donc aussi bien des éléments stratégiques fondamentaux que des témoignages plus ou moins anecdotiques, mais qui viennent plonger le lecteur au coeur de la mitraille. Je dois dire que ces petites histoires au sein de la grande Histoire sont, pour beaucoup, très impressionnantes. Certes, il manque le fracas des canons, qui devait être insupportable, mais on est vraiment au coeur de cette bataille.
Certains récits font froid dans le dos, comme celui de cet officier anglais, grièvement blessé, laissé pour mort sur le champ de bataille assez tôt dans la journée, crachant son sang car touché au poumon, à moitié dans le coma, dépouillé plusieurs fois, comme ce fut le sort de bien des cadavres, et finalement sauvé in extremis, presque par hasard...
Tous ces récits, qui sont, certes, des témoignages de première main, mais sont difficilement vérifiable pour beaucoup et ont sans doute été un peu enjolivés, déformés, par l'émotion, le temps qui passe, e prisme personnel, sont pourtant une mine d'informations sur le déroulement de la bataille à son paroxysme. Et, croyez-moi, on se sent bien dans son fauteuil !
Et puis, il y a ces spécificités, dont j'ai parlé plus haut. Comme ces lanciers, qu'on ne trouve que côté français et qui vont, lors de leur première intervention, faire des ravages dans les rangs anglais. Une arme inédite et qui, bien utilisée, est un atout incroyable dans un corps d'armée. A eux seul, les lanciers français vont donner l'avantage au camp impérial.
On parle évidemment énormément de l'artillerie, dans ce livre. Elle est la pierre angulaire des armées de l'époque et propose un véritable tapis de bombes aussi meurtrier qu'il sape le moral des troupes adverses. La quantité de boulets et de shrapnels envoyés sur les régiments adverses lors de cette seule journée est tout simplement prodigieux. Du lever au coucher du soleil, les canons auront tonné...
Le travail de Barbero permet donc de voir ce qui différencie les deux armées en lice, à la fois dans leur composition, l'ancienneté des troupes, leur expérience, leur abnégation, leurs compétences... On est loin des armées de métier telles que nous les connaissons de nos jours, au XIXe, on entre dans la carrière parce qu'on n'a pas d'autres choix... ou qu'on a été mobilisés.
N'allons pas croire que nous avons face-à-face des fanatiques que rien n'arrêtent. Les désertions sont nombreuses, les officiers, souvent en première ligne, ce qui explique, en partie, le bilan terrible de Waterloo chez les gradés, doivent empêcher la débandade dès que le vent tourne en faveur de l'adversaire, l'équipement est parfois rudimentaire ou à l'efficacité incertaine...
Ajoutons certaines situations bien difficiles à tenir : à la chute de Napoléon en 1814, l'Empire s'est disloqué, les alliances ont changé, des territoires sont passés sous de nouvelles dominations. Par exemple, la Belgique. Les régiments belges engagés à Waterloo comprenait bon nombre d'anciens de la Grande Armée, dans le rang comme parmi les officiers.
En quelques semaines, quelques mois à peine, voilà ces hommes, vétérans de nombreuses campagnes, se retrouvant combattant l'armée à laquelle ils avaient appartenu si longtemps. De quoi faire cogiter, on l'imagine. De quoi aussi susciter une certaine méfiance au sein des états-majors alliés, car, en fonction de la tournure des événements, certains pourrait choisir de tourner casaque.
Ah, les casaques, voilà encore un élément surprenant : à plusieurs reprises, Barbero évoque des incidents entre alliés. Des tirs amis, ou pour reprendre le terme anglo-saxons contemporains, des friendly fires : on se tire dessus accidentellement entre alliés... Il faut dire que les uniformes se ressemblent tellement que, au coeur de la mêlée, cela suscite des réflexes inopinés. Et mortels.
On découvre combien d'éléments, parfois impossibles à maîtriser, entrent en compte dans ce genre de bataille. On doit oublier la technologie moderne que nous connaissons, la facilité des transports... Un simple exemple : la communication entre les différents corps des armées : elle ne se fait évidemment pas instantanément, il y a donc sans cesse un décalage qui peut être fatal entre la prise de décision et son application concrète sur le terrain.
Il est clair, à la lecture de "Waterloo", que la communication au sein des deux armées aura été un point névralgique, en particulier du fait de l'épée de Damoclès que représentait l'arrivée possible de Blücher pour renforcer les rangs de Wellington. Pourtant, selon Barbero, ce ne fut sans doute pas aussi crucial qu'on l'a dit.
Certes, du fait de cette menace prussienne, Napoléon a dû s'adapter et n'a pu consacrer l'ensemble de ses troupes à la bataille contre Wellington. De plus, l'absence d'informations pour savoir si Grouchy avait réussi à freiner voir à mettre hors d'état de nuire les troupes de Blücher, a forcément pesé dans la balance. Mais, malgré cela, le sort de Waterloo avait sans doute déjà basculé avant l'arrivée du Prussien.
C'est sans doute un des aspects les plus passionnants du livre : le bras de fer. Ce que l'on sait de l'avancée des troupes, d'un côté et de l'autre. Et, force est de constater que la balance a longtemps penché du côté français, avant de changer de camp en fin d'après-midi. Comme les jours précédents, Napoléon est passé tout près d'une victoire importantissime pour lui, mais il n'a pas su porter le coup de grâce.
Là encore, et même si je dois dire que j'aurais aimé qu'on en sache un peu plus sur le comportement de Napoléon, c'est bien le commandement de l'Empereur qui est mis en cause. Tous les témoignages se recoupent à son sujet : il a vieilli, s'est empâté, il est pâle, malade, peut-être, mais loin, en tout cas, du chef de guerre qu'il fut, capable de venir auprès de ses hommes alors que la bataille fait rage.
Bien sûr, il est facile de dire a posteriori que telle ou telle décision a été une erreur. On le fait aussi à la lumière du résultat final. Mais, il faut reconnaître que l'implication même de l'empereur et l'impression de certitude qui se dégageait de lui lors des campagnes précédentes, ont disparu. Napoléon, à Waterloo, n'est plus le Napoléon d'Austerlitz ou de Wagram, et c'est un élément majeur de cette bataille.
Au regard de ces éléments, difficilement appréciables, quantifiables, il semble pourtant que le renversement de situation était en cours avant que les Prussiens n'arrivent sur place. Sans doute ont-ils permis les avancées décisives, en ouvrant un nouveau front, mais peut-être Wellington, pourtant si décrié et méprisé par Napoléon, aurait-il réussi à prendre le dessus sans ce renfort...
Waterloo, c'est une gigantesque et effroyable mêlée qui, au cours d'une journée, va laisser le champ de bataille jonché de corps au point, pardon de ce détail, mais il frappe les esprits, qu'il devenait difficile, en fin d'après-midi, de ne pas marcher sur ces cadavres, d'hommes ou de chevaux, pour avancer.
Là encore, cela fait de cette bataille un moment hors norme, susceptible de marquer durablement les esprits indépendamment de ses conséquences politiques et historiques. D'ailleurs, Barbero essaye de relativiser la portée de cette bataille, estimant que son résultat n'aurait pas eu, en cas de victoire française, une importance aussi flagrante qu'on peut l'imaginer.
Napoléon aurait certainement eu du mal à reconstituer l'Empire d'avant 1812 et la campagne de Russie, qui amorça le reflux. Quant à le pérenniser, cela paraît plus aléatoire encore. Mais, cela ne doit pas faire oublier que Waterloo, nom retenu parce que les courriers britanniques, et ceux de Wellington en particulier, indiquaient cette localisation, est une bataille marquante de par son ampleur.
Je pourrais encore évoquer le château-ferme d'Hougoumont, les ferme de la Haye-Sainte et de la Papelotte, le Mont-Saint-Jean, Braine-l'Alleud, Wavre et tant d'autres toponymes qui ont été les lieux principaux de cette furieuse bataille. Mais, je ne le ferai pas aussi bien que Barbero. Certes, "Waterloo" n'est pas un roman et n'est d'ailleurs pas écrit comme tel.
Mais, l'historien ne nous offre pas un cours magistral. Son récit est assez vivant, il se fait parfois didactique quand il ne peut faire autrement, comme les développements sur la composition des différentes armées, mais ce n'est pas ennuyeux et c'est servi par des chapitres courts, surtout dans la première moitié du livre, qui permettent d'aérer ce qui pourrait vite devenir bourratif.
Publié en 2003 en Italie, traduit en français deux ans plus tard, "Waterloo" bénéficie d'une réédition dans cette collection "Champs" à l'occasion du bicentenaire de la bataille. On apprend énormément de choses, tant sur l'époque que sur la manière de faire la guerre au XIXe siècle et l'on sent qu'une transition s'opère dans ce secteur, qu'on ne combattra plus comme avant après cette bataille-là.
On mesure la violence des combats, on comprend que les blessures infligées, qui ne tuent pas systématiquement sur le coup, mais à petit feu, ou laissent estropiés de façon dramatique, les conditions d'hygiène et la médecine encore balbutiante, tout cela a contribue à l'effroyable bilan de cette journée de juin, qui plus est, une des plus longues de l'années, à une époque où l'on ne combat pas de nuit...
Aujourd'hui, le site de la bataille est visitable pour qui se rend en Belgique. Il semble que, bien conservé, il ait assez peu changé par rapport à l'époque de la bataille. Mais, à voir ce décor presque bucolique, lorsqu'on cherche des photos, je pense qu'on imagine mal le déferlement de violence, de bruit, de fureur et de sang qui s'est abattu sur cette "morne plaine", il y a 200 ans... Un déferlement que le livre de Barbero contribue à mieux mesurer, tout en essayant de coller le mieux possible à la réalité des faits.