Sollicités de toutes parts suite à la sortie de leur album « Sous le soleil de minuit« , qui relance la série Corto Maltese vingt ans après la mort d’Hugo Pratt, les Espagnols Juan Diaz Canales et Ruben Pellejero ont pris le temps de venir au Musée Hergé de Louvain-la-Neuve pour assister à l’inauguration de l’expo « Hugo Pratt: Rencontres et Passages ». Programmée jusqu’au 6 janvier 2016, celle-ci permet aux visiteurs du Musée Hergé de découvrir des magnifiques dessins originaux d’Hugo Pratt mais aussi quelques-unes des planches originales de « Sous le soleil de minuit ».
Qu’est-ce que ça vous fait de voir les planches de « Sous le soleil de minuit » exposées à côté de celles de Pratt et d’Hergé?
Juan Diaz Canales: Pour être honnête, j’avoue que je suis ému. Ces derniers jours, je n’ai pas trop eu l’occasion d’y penser, car j’étais dans le tourbillon des interviews pour la sortie de l’album, mais en visitant l’expo, cela m’a fait un choc de voir notre travail et nos signatures à côté de celle de Pratt. Et en plus dans le musée Hergé. Je me suis demandé: est-ce qu’on mérite vraiment un tel honneur?
On sait que vous êtes des admirateurs de Pratt. Etes-vous aussi des fans d’Hergé?
Juan Diaz Canales: Bien sûr, j’ai lu Tintin, qui est très populaire en Espagne. Je pense qu’il n’existe aucune bibliothèque scolaire espagnole qui ne dispose pas de toute la collection des Tintin. Il est donc évident que j’ai lu et aimé les albums d’Hergé durant mon enfance. Mais je n’ai pas la même relation avec ces albums qu’avec ceux de Corto. Quand j’étais adolescent, mon frère aîné m’a fait cadeau de toute sa collection de BD au moment où il a quitté la maison familiale. C’est à ce moment-là que je suis tombé sur une histoire courte des « Ethiopiques ». Cela a été pour moi la découverte de la BD adulte. Je ne parle pas d’histoires avec des femmes nues, mais de ces bandes dessinées qui parviennent à retranscrire toute la complexité de l’âme humaine, tout en restant accessibles.
L’univers d’Hugo Pratt est très particulier. Est-ce que ça n’a pas été difficile de reprendre cet univers en tant que nouveaux auteurs?
Juan Diaz Canales: Corto Maltese est effectivement une BD très liée à la personnalité de Hugo Pratt, qui a vécu lui-même une vie d’aventurier. Mais pour moi, Corto est aussi et avant tout une BD très littéraire. D’ailleurs, Pratt lui-même se définissait comme un héritier de la tradition des récits de voyage écrits par Jack London, Conrad ou Kipling. Les poètes aussi l’inspiraient, comme Rimbaud par exemple. En plus de cela, Pratt avait une admiration pour les films d’aventures et les polars des années 40 et 50. Il était, en quelque sorte, un artisan qui a produit une oeuvre à base de toutes ces choses qu’il aimait.
Dans Blacksad, vous faites vous aussi référence à la littérature, notamment à Jack Kerouac dans l’album « Amarillo« . Peut-on y voir une influence de Pratt?
Juan Diaz Canales: Oui tout à fait, c’est une filiation. Pratt m’a ouvert la porte à beaucoup de pistes littéraires, ce pour quoi je lui suis très reconnaissant. Aujourd’hui, j’essaie de rendre ce même service à d’autres lecteurs. Je pense qu’il y a tout à fait moyen d’inclure des références littéraires et historiques dans un scénario, sans pour autant renoncer à écrire une histoire accessible et grand public.
Est-ce qu’il vous a fallu du temps pour trouver l’idée de « Sous le soleil de minuit » ou est-ce que ça s’est fait facilement?
Juan Diaz Canales: La différence entre les auteurs de la génération de Pratt et ceux de ma génération, c’est qu’aujourd’hui, on trouve beaucoup plus facilement de la documentation. A l’époque, les auteurs devaient aller sur place pour faire les repérages ou devaient posséder une bibliothèque fabuleuse avec plusieurs milliers d’ouvrages, comme c’était le cas pour Pratt. Aujourd’hui, grâce à l’Internet, c’est beaucoup plus facile. Désormais, le problème est différent: il faut faire le tri. On a une telle quantité d’informations que le plus difficile est de sélectionner.
D’un point de vue graphique, a-t-il été compliqué de reprendre un univers aussi particulier que celui de Corto Maltese?
Ruben Pellejero: Non, ça ne m’a pas fait peur, parce que finalement cet univers n’est pas tellement éloigné de mon propre travail. Pratt a toujours été une grande influence pour moi, notamment pour mon personnage Dieter Lumpen, que j’ai créé dans les années 80. Ce qui était plus difficile, c’était précisément de revenir vers mon style de dessin de cette époque, alors que j’avais forcément évolué vers quelque chose d’un peu différent au cours de ces dernières années. L’avantage du dessin de Pratt, c’est qu’il laisse beaucoup de liberté. C’est ce qui m’intéressait déjà à l’époque où j’ai découvert son travail. En reprenant Corto, je ne voulais surtout pas faire une copie de ce qui existe déjà, mais avant tout retrouver l’esprit qui animait le dessin de Pratt.
L’album existe en deux versions: en noir et blanc et en couleurs. Vous préférez laquelle?
Ruben Pellejero: C’est une question qu’on me pose souvent! (rires) Personnellement, j’aime les deux versions. D’un côté, il y a la force du noir et blanc, qui est aussi plus « Prattien », mais d’un autre côté, la couleur donne une dimension supplémentaire à toute une série d’éléments. Il suffit de penser à la couleur de l’eau, par exemple.
Il reste beaucoup d’espaces blancs dans la biographie de Corto, ce qui est évidemment très intéressant pour nous.
Avez-vous déjà une idée pour un prochain album de Corto?
Juan Diaz Canales: On a beaucoup d’idées, mais on se trouve maintenant dans cette période délicate où nous allons devoir faire un choix. Il y a beaucoup de pistes possibles, car il reste beaucoup d’espaces blancs dans la biographie de Corto, ce qui est évidemment très intéressant pour nous. En plus, à cette époque-là, c’est-à-dire grosso modo de la jeunesse de Corto en 1905 jusqu’aux années 1920-1930, il s’est passé plein de choses passionnantes dans le monde.
Etes-vous satisfaits du premier accueil de « Sous le soleil de minuit »? Que vous disent les lecteurs?
Juan Diaz Canales: Apparemment, ils sont plutôt contents, ce qui nous rend évidemment très heureux. Le compliment qui revient le plus souvent, ce sont les gens qui nous disent qu’ils ont replongé dans l’univers de Corto Maltese dès la première page de notre album. Pour nous, cela veut dire que nous avons atteint notre but. Hugo Pratt savait qu’avec Corto, il avait créé un mythe. Nous sommes très honorés d’avoir pu ramener ce mythe à la vie!