"Je marche, je rêve dans Vienne sur trois temps de valse lointaine. Il semble que les ombres tournent et se confondent, qu'ils étaient beaux les soirs de Vienne..." (Barbara).

La ville de Vienne est au coeur de notre roman du jour, voilà pourquoi je voulais lui rendre hommage dès le titre. Alors, oui, Vienne est certainement un des personnages importants du livre, mais il ne faudrait pas résumer à cela ce... comment dire ? Polar loufoque et déjanté, par moments complètement surréaliste et flirtant même avec le fantastique par instant. Je ne connaissais pas du tout Heinrich Steinfest, l'auteur de ce livre, mais j'ai été intrigué par la quatrième de couverture, alors, je me suis lancé. Je n'ai pas été déçu par "le poil de la bête", qui sort en poche chez Folio, la valse a été endiablée, pleine de rebondissements et de moments cocasses, servis pas un humour noir qui m'a bien fait rire. Soyez toutefois prévenus, outre ses 750 pages, ce roman à la couverture rose pastel et fleurant bon l'Eau de Cologne, n'a rien d'un polar classique, avec une narration chorale, par exemple, peut dérouter. Mais, laissez-vous entraîner, voilà, tournez, une, deux, trois, une deux, trois...
Anna Gemini est une jeune femme tout ce qu'il y a de plus ordinaire. En apparence, en tout cas. Mais, cette mère célibataire se dévoue corps et âme pour son fils, lourdement handicapé. Adolescent, Carl souffre d'un retard mental important qui l'empêchera certainement d'être un jour totalement autonome. Or, Anna tient à l'élever sans aide extérieure.
Une situation qui l'a poussée à arrêter de travailler pour passer tout son temps avec l'enfant. Mais, dans ces conditions, comment gagner sa vie, permettre à Carl de vivre le plus normalement possible et aussi de s'offrir la maison de ses rêves ? La solution, pour le moins surprenante, va venir d'une rencontre aussi inattendue que providentielle.
Kurt Smolek n'a pourtant lui non plus rien de bien impressionnant. Physiquement, il est gringalet, et professionnellement, il travaille comme archiviste dans l'un des plus sombres recoins souterrains de la capitale autrichienne. Pour un peu, on l'imaginerait volontiers couvert de poussière et sortant d'une nouvelle de Kafka...
Sa seule passion, en dehors de sa petite entreprise, c'est une Eau de Cologne. Pas n'importe laquelle,  la 4711, une des plus fameuses des Eaux de Cologne. Oh, bien sûr, elle est un peu désuète, aujourd'hui, ce sont surtout des personnes âgées qui se parfument avec de nos jours. Mais peu lui chaut, Smolek est fasciné par ce produit pour d'autres raisons, que je vous laisse découvrir...
Mais là encore, il faut se méfier des apparences. Celui qu'on verrait en marionnette, manipulée par tout le monde, s'avère en fait être un personnage au charisme redoutable et menant à la baguette un curieux réseau de... tueurs à gages ! Anna Gemini va alors accepter de se lancer dans cette étrange carrière. Etrange, mais lucrative...
Alors, bien sûr, il faut tuer des gens. Mais le système Smolek, si l'on peut dire, repose sur des bases extrêmement morales : on n'accepte pas n'importe quel contrat, il faut qu'il soit bénéfique à tous (excepté la victime, évidemment) et que la disparition ainsi commandée ait des effets positifs. De plus, le commanditaire doit s'arranger pour que ce soit la victime elle-même qui paye des honoraires de son assassin...
Dans cet exercice, Anna Gemini s'avère très efficace. Son apparence sans véritable relief fait des merveilles pour passer inaperçu, même si elle doit toujours se débrouiller au moment fatidique pour confier Carl à quelqu'un, faute de pouvoir le laisser seul le temps d'exécuter son contrat. Rapidement, voilà la mère et le fils logés dans une vaste maison meublée d'antiquités de valeur...
Le duo Gemini/Smolek fait des merveilles, enfin, si l'on peut dire, étant donné le domaine d'activité, mais, petit à petit, la confiance aidant, Anna semble manifester quelques velléités d'autonomie. Autrement dit, l'envie de s'affranchir des critères de choix de contrats prônés par Smolek. Pas de quoi se brouiller, mais l'archiviste n'apprécie pas cela.
Pourtant, le grain de sable dans la mécanique bien huilée va venir de l'extérieur. En l'occurrence, il s'agit d'un homme, et d'un homme qui, lui, ne passe pas inaperçu... Markus Cheng, la cinquantaine bien tassée, se présente comme un Viennois vrai de vrai. Né de parents chinois, il a grandi dans la capitale autrichienne où il est devenu détective privé avant de choisir de s'exiler, à Stuttgart, d'abord, puis à Copenhague.
Et, pour qu'il accepte de revenir du Danemark, il faut que l'affaire soit importante. Ou qu'elle aiguise sa curiosité... Ici, outre le client qui est venu frapper à sa porte, l'histoire qu'on lui soumet fait tilter son instinct. A moins qu'il n'ait vu le bon moment pour retrouver l'air du pays natal, allez savoir... Mais, le fait est là, Cheng est de retour à Vienne !
Ah, j'allais oublier : ses traits asiatiques ne sont pas la seule chose que l'on remarque chez Cheng. Il boîte pas, il lui manque un bras et il se balade partout accompagné de son chien, dont on se demande un bon moment s'il est encore vivant ou s'il s'agit d'un animal empaillé ! Mais ne vous y fiez pas, ce détective-là possède une intelligence aiguisée et un instinct de limier. Colombo n'a qu'à bien se tenir !
Le retour à Vienne de Markus Cheng va alors agir comme un détonateur : en effet, une multitude d'événements plus rocambolesques les uns que les autres vont alors se produire dans la capitale autrichienne et le détective, toujours calme, ne va plus vraiment savoir où donner de la tête, ni vraiment savoir à qui il peut faire confiance. Quant à Anna et Kurt, eux aussi vont subir cette tornade...
Ces trois personnages sont au centre d'un roman qui, petit à petit, se met à partir dans tous les sens. On sent bien qu'il doit y avoir un lien entre tous les événements plus ou moins dramatiques qui se déroulent subitement, mais lequel ? Cheng devient alors le catalyseur de l'intrigue, lancé dans une enquête qui ne cesse de stimuler sa curiosité.
On est servi par les situations, pour le moins baroque qui s'offrent à nous, il se déroule dans Vienne des événements bien étranges, et la police, il faut le dire, un peu pataude, est largement dépassée. Mais, il faut ajouter à tout cela un style et une ambiance marqués par une douce ironie, qui rend la lecture très amusante.
Comment vous parler du "Poil de la bête", tant cela semble difficile à rendre dans un billet ? J'insiste, à la fois parce que cela fait sortir ce livre de l'ordinaire, mais aussi parce que cela pourrait en désarçonner certains. Pour moi, c'est tant mieux : si j'ai été curieux du sujet de départ (une mère d'un enfant handicapé devenant tueuse à gages), j'étais sur mes gardes.
J'avais beaucoup aimé la série "Weeds", où une mère, devenue brutalement veuve, se lançait dans la culture et le trafic d'herbe pour subvenir aux besoins de sa famille. Il y avait comme un écho, mais qui s'est vite tu, tant la trame tissée par Steinfest n'emploie pas les mêmes chemins, en dehors du côté assez cynique de l'ensemble.
"Le poil de la bête", dans sa construction même, nous offre de l'inattendu. D'abord, parce que l'on adopte au fil des chapitres les points de vue de différents personnages, Anna, Cheng et d'autres dont je ne vous ai pas parlé ici. Ensuite, parce qu'on a l'impression qu'au moment où l'on avance, un nouvel événement nous fait reculer de deux ou trois crans...
La forme importe ici sans doute autant que le fond. Non que l'intrigue soit secondaire, mais elle adopte les mêmes chemins tortueux, servis par une riche galerie de personnages tous plus étranges les uns que les autres... Le rythme n'est pas échevelé, on n'est clairement pas devant un thriller, mais, je ne me suis pas du tout ennuyé, bien au contraire.
Alfred Hitchcock est évoqué à plusieurs reprises au cours du livre, au point qu'on s'attend presque à le voir apparaître dans une de ces apparitions discrètes dont il avait le secret dans plusieurs de ses films. A vrai dire, je trouve qu'on aurait pu faire du "Poil de la bête" le support d'un épisode de la série "Alfred Hitchcock présente", en un peu plus long...
Et puis, il y a Vienne, je vous l'ai dit d'entrée de jeu. Une Vienne presque endormie. Une Belle au Bois Dormant assoupie depuis les années 1930-1940, une ville figée attendant le retour de son glorieux passé, lorsqu'elle était une des grandes capitales culturelles européennes. Au long de l'intrigue, on retrouve d'ailleurs quelques vestiges de tout cela, à travers différents aspects artistiques.
Mais Vienne, depuis la Guerre Froide, peine à retrouver ce statut et devient une ville amorphe, presque anodine. Que ce soit les Viennois eux-mêmes ou les étrangers qui sont amenés à s'y rendre, tous rechignent, la regardent avec hauteur ou ennui... Y venir relève de la corvée, y vivre, d'un mauvais karma.
A se demander si Heinrich Steinfest (qui a lui aussi quitté Vienne pour aller vivre à Stuttgart) ne cherche pas à aiguillonner ses compatriotes, et au-delà des frontières autrichiennes, pour redorer le blason de Vienne, passage obligé vers l'Europe centrale et orientale. Prague ou Budapest devancent aujourd'hui Vienne, et de loin, et l'auteur semble trouver cela injuste...
Alors, oui, Vienne est un des éléments importants de ce roman. En tapant ces lignes, une comparaison me vient à l'esprit, celle du Golem, que tant d'hommes ont essayé de réveiller. Vous vous demandez d'où je peux bien sortir une telle idée ? Lisez "le poil de la bête", je crois que vous la comprendrez mieux, mais je ne peux en dire plus !
"Le poil de la bête" reste un polar complètement atypique, dans lequel il ne faut pas se plonger avec l'état d'esprit classique du lecteurs de romans à suspense. Oui, il y a une intrigue, elle se dévoile au final, on mesure les enjeux, le bien, le mal, tout ça, mais c'est amené de telle manière qu'il faut accepter de se laisser porter, simplement, au rythme de la valse, ou parfois, de la polka.
La seule certitude que l'on peut avoir, c'est que, une fois que la machine s'est emballé, elle va bousculer tous les personnages impliqués jusqu'à changer profondément leur situation et leur destin. Au lecteur de découvrir comment, en acceptant le pari presque surréaliste. Après tout, Freud, grand Viennois s'il en est, ne fut-il pas un des inspirateurs du mouvement surréaliste ? Tout se tient !