Cher Chat,
J’voulais avoir des enfants à la pelle. Pis, j’voulais pouvoir les appeler tous les quatre en même temps sans ratisser large. C’est peut-être pour cette raison qu’on s’est bricolé ce p’tit concept : trois lettres pour chacun, avec un « o » comme clé de voûte. « ZoéTomBobLou » ! Plutôt que de crier sur tous les « toi », ça s’dirait d’un seul souffle quand viendrait l’temps de leur serrer la vis ou de briser le mur de leurs silences.
Mais voilà, notre plan ne s’est pas échafaudé tout à fait comme prévu. Il me manque un mur d’enceinte. Bob n’est pas encore né et, comme je suis trop mûre pour me lancer à nouveau dans la construction, ce sera le nom du chien quand les trois autres auront quitté le toit. Parce que c’est cave quand les murs n’ont plus d’oreilles et qu’un chien, ça empêche les vieux de penser aux araignées qui pourraient leur monter au plafond.
« ZoéTomLou » et leur petite voyelle mitoyenne comme un murmure porteur de fratrie, c’est joli pareil… Pis, avouez, le Chat, que ça déménage !
Je me suis quand même demandé si ce p’tit concept ne compliquerait pas la construction de leur identité respective. En les invitant à être « tous pour un, un pour tous ! », j’omettais le fait que mes mousquetaires avaient peut-être besoin d’être tour à tour le clou du spectacle.
Est-ce parce que leurs prénoms étaient trop courts que je les ai affublés de longs diminutifs pour bien les différencier ? Ils sont devenus La Zouille, Titi, Loulou. Le genre de finition extérieure, qui, aujourd’hui, alors qu’ils sont tous bien charpentés, les fait grimper au mur. Ces surnoms, dont je n’arrive plus à me défaire, sont devenus des costumes trop petits et, quand je les en attife en société, je me fais river le clou.
Nommer, c’est faire exister. Je n’existerai pas parmi les autres sans ce petit mot, Sophie, qui me désigne et que mes parents ont choisi pour moi. Je ne suis pas vraiment sage (peut-être par esprit de contradiction), mais j’écris mon nom sur tous les toi et j’aime qu’il fasse parler de moi.
Pourtant, cette clé d’accès à l’existence n’ouvre pas toujours les portes du paradis. Projections, fantasmes, désirs farfelus des parents chargent parfois le prénom de leur rejeton d’un sens, d’une évocation, d’une charge symbolique trop difficiles à assumer.
Ainsi, il est courant de donner à un enfant le prénom d’une sœur, d’un père disparus trop tôt. Pensez-vous qu’il puisse se réaliser en se cognant, dès le départ, à ce mur ? Un mur tagué à la mémoire d’un autre, un prénom épitaphe qui, quand il sert d’exutoire à la névrose de parents endeuillés, ne peut que susciter une pression : celle d’être à la hauteur de l’être aimé qui ne reviendra jamais. Qui voudrait d’une résidence funéraire comme demeure ?
Certes, quand on ne projette pas le vécu du défunt sur l’enfant, le prénom d’un aïeul n’est pas toujours sarcophage. D’ailleurs, la tradition a longtemps inscrit l’enfant dans une lignée familiale en lui offrant de vivre sous le même toi qu’un plus vieux sans l’entourer pour autant d’un mur de lamentations. De leur vivant, les pères protestants anglo-saxons attribuent encore leur prénom à leur fils aîné. Cependant, je doute que le recyclage de ce genre de matière première soit sans conséquence. Être toute sa vie Édouard the second, ça rabote un peu l’estime de soi, non ? Il me semble que le nom de baptême du père en deuxième ou troisième position serait un plus juste retour de manivelle. Mon deuxième prénom est Christian. Quelle tuile s’il eut fallu que j’assume un « Christian the second » !
Ceci dit, de nos jours, les prénoms ont tendance à changer de sexe. Les filles sont Charlie ; les garçons, Chantal… Mais ils peuvent bien devenir marteaux à force de se faire répéter qu’ils n’ont pas l’outil qu’il faut.
Le choix d’un prénom part très souvent d’une bonne intention de la part des géniteurs, mais ils oublient que l’enfant ne leur appartient pas et qu’il a sa propre vie à mener. Certes, un prénom original vaut peut-être mieux que celui qui est porté par la moitié de l’école. Nathan et Emma se butent aujourd’hui à un mur d’indifférence quand Maxymme et Pyer se heurtent à un mur d’incompréhension et doivent épeler, leur vie durant, ce qui finira par b’attiser leur frustration. De même, mon amie Paméla, dont la mère tripait tant sur Alerte à Malibu qu’elle lui fit le cadeau du prénom de son héroïne, doit se blinder, jolie blonde qu’elle est aujourd’hui, contre tous les commentaires sexistes récurrents sur sa supposée forte poitrine. Pis les gars s’étonnent après de se prendre un râteau !
Et que dire de ces rois et reines du bricolage qui enfoncent le clou en choisissant le seul prénom qui, associé à leur patronyme, offre pignon sur rire. Ainsi, sont mis au pied du mur Annick Roche et Josée Pallafair, Jules Beguin-Pourelle et Jonathan Quetois. Quant à Éva Lavallée, elle me croit ! On en voit des vertes et des pas mûres au bureau de déclaration des naissances.
Chaque année, on trouve à la pelle des prénoms de marque. Nivea et Dove ne se partagent pas vraiment la crème des parents auxquels je passerais bien un savon. Faut-il avoir le siphon bouché pour faire de ses propres enfants des campagnes de pub ? Et le massacre à la tombineuse n’est pas fini ! Je vais vous scier, le Chat… Les maternités nord-américaines sont les premières exportatrices d’armes. C’est à même le berceau qu’un millier de petits Colt et presque autant de Remington ont vu le jour. Ça me tue !
C’est à rien n’y comprendre et, pour preuve, le prénom Zzyzx a été attribué 5 fois en 2014. Si, à notre époque, l’information doit être rapide et percutante, si je conçois que l’on soit réfractaire aux prénoms à rallonge, ce genre de monosyllabe imprononçable ne casse franchement pas des briques. Ça ne vaut pas un clou ! Et même, si vous voulez mon avis le Chat, ça tourne au vice ! Il ne peut qu’arriver des bricoles à l’enfant. Comment voulez-vous contrer l’intimidation après ça ? Un prénom ne doit pas être un mur d’escalade périlleux.
Zoé, Tom, Lou. Un petit « o » en clé de voûte comme un murmure mitoyen porteur de fratrie. Une lubie de maman qui projette sur ses enfants le désir de liens fraternels qu’elle n’a pas réussi à tisser. Prévenir le manque de frère en unissant Zoé aux siens par une lettre. C’était sans doute, là aussi, leur imposer une pression dont ils n’ont pas besoin. Je comprendrais qu’ils fassent le mur ! Un enfant n’a pas à vivre sous le même toi qu’un autre.
Sophie
Notice biographique
Sophie Torris est d’origine française, Québécoise d’adoption depuis dix-sept ans. Elle vit à Chicoutimi, y enseigne le théâtre dans les écoles et l’enseignement des arts à l’université. Elle écrit essentiellement du théâtre scolaire et mène actuellement des recherches doctorales sur l’impact de la voix de l’enfant acteur dans des productions visant à conscientiser l’adulte. Elle partage également une correspondance épistolaire avec l’écrivain Jean-François Caron sur le blogue In absentia. (http://lescorrespondants.wordpress.com)