C'était donc une demi-blague quand même, ce tweet du "compte officiel" de Svetlana Alexievich (sans "t" sur Twitter), ouvert seulement le 2 octobre dernier; on a appris depuis qu'il est la création d'un Italien, Tommasso Debenedetti, habitué du genre. On ne sait pas si la vraie-fausse levée de la surprise aura été appréciée par les jurés du Prix Nobel de littérature. En tout cas, elle aura été la saga du jour avant que l'excellente nouvelle soit confirmée par l'académie suédoise à l'heure habituelle, 13 heures, ce jeudi 8 octobre 2015.
Svetlana Alexievitch.
Alexievich, Aleksiévitch, Alexievitch, Bélarusse (terminologie ONU), Biélorusse (terminologie française), les versions varient et coexistent. En tout cas, Svetlana Alexievitch (version de son nom par son dernier éditeur en date) est née en Ukraine le 31 mai 1948. Elle a fait des études de journalisme à Minsk et a toujours mené en parallèle journalisme et écriture de livres. Son équipement: un magnétophone et un stylo. Son ambition: raconter son pays par ceux qui le font.Sa méthode:
"Je ne cherche pas à produire un document mais à sculpter l'image d'une époque. C'est pourquoi je mets entre sept et dix ans pour rédiger chaque livre. J'enregistre des centaines de personnes. Je reviens voir la même personne plusieurs fois. Il faut d'abord, en effet, la libérer de la banalité qu'elle a en elle. Au début, nous avons tous tendance à répéter ce que nous avons lu dans les journaux ou les livres. Mais, peu à peu, on va vers le fond de soi-même et on prononce des phrases tirées de notre expérience vivante et singulière. Finalement, sur 50 ou 70 pages, je ne garde souvent qu'une demi-page, cinq au plus. Bien sûr, je nettoie un peu ce qu'on me dit, je supprime les répétitions. Mais je ne stylise pas et je tâche de conserver la langue qu'emploient les gens. Et si l'on a l'impression qu'ils parlent bien, c'est que je guette le moment où ils sont en état de choc, quand ils évoquent la mort ou l’amour. Alors, leur pensée s'aiguise, ils sont tout entiers mobilisés. Et le résultat est souvent magnifique."On a déjà compris combien l'écrivaine a pu souverainement déplaire aux autorités. Scandales, procès, séjours à l'étranger obligés, elle a tout connu. Sa meilleure récompense? Ses livres se vendent à plusieurs millions d'exemplaires en Russie. Aujourd'hui, à 67 ans, elle vit à nouveau à Minsk, en Biélorussie. "Ma notoriété me protège", glisse-t-elle.
Le premier de ses livres à être traduit en français est "Les cercueils de zinc" qui paraît chez Christian Bourgois en 1990, avant même l'édition russe, et qui y sera republié en 2002 dans une version complétée. Il est composé de témoignages de soldats russes partis se battre en Afghanistan. C'est le même procédé de témoignages recueillis qui est la base du premier livre de la lauréate, ceux d'anciennes combattantes de la Seconde Guerre mondiale, "La guerre n'a pas un visage de femme", écrit en 1985 et paru en français aux Presses de la Renaissance en 2004 (traduit du russe par Galia Ackerman et Paul Lequesne). La même année, elle avait aussi publié "Derniers témoins", racontant la guerre par des hommes et des femmes qui étaient alors des enfants. Le livre paraîtra également aux Presses de la Renaissance, traduit du russe par Anne Coldefy-Faucard, en 2005. Avant ces deux titres, le public francophone aura eu d'elle en 1998 chez JC Lattès "La supplication. Tchernobyl, chronique du monde après l'apocalypse", (traduit du russe par Galia Ackerman et Pierre Lorrain) sur la catastrophe nucléaire, paru l'année précédente et toujours interdit en Biélorussie.
Heureux hasard du calendrier, Actes Sud a publié hier un épais recueil d'"Œuvres" de Svetlana Alexievitch (790 pages), réunissant justement "La guerre n'a pas un visage de femme", "Derniers témoins" et "La supplication", dans les traductions précitées. De quoi lire ou relire la nouvelle Prix Nobel de littérature. Découvrir sa manière de raconter des vies, les entrelacs de voix que forment ses récits donnant à voir les émotions humaines et la tragédie du dernier siècle soviétique.
Les trois livres sont précédés d'un entretien de l'auteure avec Michel Eltchaninoff, publié en novembre 2014 dans "Philosophie magazine". "Je n'écris pas l'histoire des faits mais celle des âmes", s'y explique celle qui a aussi déclaré: "J'ai toujours été curieuse de savoir combien il y avait d'humain en l'homme, et comment l'homme pouvait défendre cette humanité en lui".
Plus proche de nous dans le temps, Svetlana Alexievitch a reçu le prix Médicis de l'essai 2013 pour "La fin de l'homme rouge, ou le temps du désenchantement" (Actes Sud, traduit du russe par Sophie Benech, 2013, 542 pages), également élu par le magazine "Lire" "meilleur livre de l'année 2013". Un livre sur la fin de l'URSS.
Plusieurs débuts des livres de Svetlana Alexievitch peuvent être lus ici.
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Depuis sa création en 1901, le prix Nobel de littérature a été remis 108 fois (il ne fut pas décerné à sept occasions, en 1914, 1918, 1935, 1940, 1941, 1942 et 1943.
Il a honoré 112 lauréats (il a été dédoublé quatre fois), dont quatorze femmes à ce jour, avec l'attribution du prix suprême à Svetlana Alexievitch ce jeudi, première femme de langue russe à être ainsi récompensée . Ce n'est vraiment pas beaucoup, même si on remarque une plus forte présence féminine ces dernières années.
Les lauréates féminines
- 2015 Svetlana Alexievitch
- 2013 Alice Munro
- 2009 Herta Müller
- 2007 Doris Lessing
- 2004 Elfriede Jelinek
- 1996 Wislawa Szymborska
- 1993 Toni Morrison
- 1991 Nadine Gordimer
- 1966 Nelly Sachs
- 1945 Gabriela Mistral
- 1938 Pearl Buck
- 1928 Sigrid Undset
- 1926 Grazia Deledda
- 1909 Selma Lagerlöf
Les habitués de la télévision sur le web du prix Nobel auront remarqué que l'annonce a été faite cette fois par une femme, Sara Danius, la nouvelle secrétaire perpétuelle. Historienne de la littérature et professeur d'université en littérature comparée, elle est la première femme à occuper cette fonction, tenue depuis 2009 par Peter Englund, lui-même ayant remplacé le célèbre Horace Engdahl.