Les échoués

Par Marie-Claude Rioux
Trois choses importent quand on est clandestin. Conserver de bonnes dents pour se nourrir de tout, avoir des pieds en bon état pour être toujours en mouvement, se protéger du froid et de la pluie pour rester vivant. Le reste est superflu. La propreté, l'estime de soi, l'apparence, le confort, il faut savoir renoncer à tout.

Virgil est moldave. Il a quitté sa femme Daria et ses trois garçons, a tourné le dos à la misère de son pays pour tenter de leur offrir une vie meilleure. Chanchal est bangalais. C'est qui lui a été mandaté par sa famille pour réussir en Europeet envoyer de l'argent à ses frères et sœurs entassés au pays les uns contre les autres. Assan et sa fille Iman sont somaliens. Après avoir perdu sa femme et deux de ses filles aux premiers jours de la guerre civile, il veut offrir une nouvelle chance à sa dernière fille au sexe cousu.

Tous ont en commun d'avoir entrepris le plus périlleux voyage de leur vie pour rejoindre la France. Et quel voyage… Pour chacun, la traversée a été un véritable cauchemar.


Les clandestins étaient dociles comme des légumes, entièrement dépendants des passeurs, terrorisés à l'idée d'être abandonnés ou arrêtés, incapables de s'orienter ou de survivre seuls. La cargaison parfaite, si ce n'est son côté périssable.

Chanchal vit à Villeneuve-le-Roi depuis deux ans, les autres depuis une quinzaine de jours, lorsqu'ils font connaissance. Au-delà de leurs parcours et de leurs différences, des liens se tissent entre eux pour déjouer les pièges tendus par un quotidien fait de peur, de solitude et de violence.

Vivre dans un trou creusé en forêt ou dans un bâtiment désaffecté, se tuer à la tâche pour une bouchée de nouilles, se faire arnaquer. Quitter un enfer pour en trouver un autre? Pas selon eux.

Même ce qui semble terne chez vous brille à nos yeux ! Plus vous vous rendez la vie belle et plus vous nous attirez comme des papillons. Et ça ne fait que commencer, nous sommes les pionniers, les plus courageux. Vous verrez, bientôt des milliers d'autres suivront notre exemple et se mettront en marche de partout où l'on traite les hommes comme des bêtes. Il n'y aura aucun mur assez haut, aucune mer assez déchaînée pour les contenir. Parce que ce qu'il y a de pire chez vous est encore mieux que ce qu'il y a de meilleur chez nous.À travers les destins croisés de ses personnages, Pascal Manoukian fait résonner l'actualité. Virgil, Chanchal, Assan et Iman sont des pionniers. Leur histoire se passe en 1992, alors que Lampedusa n'était encore qu'une petite île de la Méditerranée.Depuis, des millions de désespérés ont pris la route. Plusieurs ne sont jamais arrivés à bon port.

Le premier roman de Pascal Manoukianest empreint d'une grande humanité. Il a réussi le tour de force de montrer le contraste entre la grande bontéde ces hommes et la barbarie de leurs réalités. Le tout, avec une touche d'espoir. Car parfois, des anges tombent du ciel, comme cette famille de Français qui tente d'apporter un peu d'aide et de soutien à ces malmenées par la vie. Parce que les migrants ne sont pas que des statistiques et des enjeux politiques. Ce sont avant tout des hommes et des femmes, avec chacun une histoire propre.

Pascal Manoukianmaîtise son sujet sur le bout des doigts. Sans pudeur ni angélisme, il ouvre toutes grandes les portes d'un monde souterrain, invisible. Un monde d'hommes débrouillards, courageux, prêts à tout pour survivre. Un monde dans lequel les femmes sont au mieux protégées par un père, un frère ou un ami, au pire, vendues pour leurs corps ou leurs organes.Trois cents pages brûlantes d'actualité, bouleversantes, dans lesquelles chaque mot pèse. Un roman essentiel pour mieux comprendre ce que les médias présentent trop souvent à grand coup de sensationnalisme. En refermant Les échoués, j'ai dû prendre le temps de m'ébrouer. Mais les effets de la gifle reçue peinent à s'estomper tant le choc a été considérable. À lire et à faire lire d'urgence.Les échoués, Pascal Manoukian, Don Quichotte, 304 pages, 2015.