Je suis de la race des fils de commerçants. De petits commerçants. Cette seule qualité suffit à me rendre suspect. A-t-on jamais vu boutiquier exprimer des velléités d'écrivain ? Déjà je regrette l'emploi du terme écrivain. Je ne voudrais pas susciter leur colère ; ni celle des auteurs, encore que je distingue mal les deux genres. J'entre chez autrui par effraction.
Ainsi commence Rideau !, premier roman de Ludovic Zékian publié par les éditions Phébus. Dans une langue abrupte, polie, comme neutralisée par le milieu qu'il fréquente, le narrateur y ressuscite, au fil de ses souvenirs, l'histoire de sa mère et, surtout, de son magasin, un petite maison de presse-librairie. Fille d'un fripier, partie très jeune vendre sur les marchés, elle a d'abord ouvert une boutique de vêtements. Mais l'avènement du prêt à porter menace les petits commerçants dans son genre, et elle se tourne vers une Maison de la presse-librairie, qu'elle arrive même à faire agrandir. Le temps passe, son fils grandit. Et le monde change. La maison de presse-librairie marche de moins en moins bien, la mère fatigue, usée par les années. Le constat est sans appel : il va falloir fermer.
C'est presque un non-événement, cette mort d'un petit commerce dans une petite ville. Le fils, lui, est parti à Paris, et s'éloigne insensiblement de tout ça. Il travaille à Berçy, où il signe, où il rédige des papiers contre ou pour des lois économiques - ne me regardez pas comme ça, ce n'est jamais plus précis que ça. Il est sans doute un de ces minuscules rouages qui font tourner la machine, qui font le monde économique, justement en train de broyer le petit commerce de sa mère, tel qu'il est.
J'avais trouvé amusant ce clin d'œil de la vie, le fait de me trouver à vilipender une réforme que j'aurais appelée de mes vœux ou salué quelques années auparavant. Je goûtais ces paradoxes. Ils me rassuraient sur le fait que j'avais franchi un cap.
Mais l'éloignement se mue bientôt en déracinement. Au gamin qui parlait couramment la langue de sa mère, faite d'approximations devenues normes, a succédé un homme plein de tableaux et de calculs, qui idéalise le souvenir du petit commerçant sans vraiment mesurer sa détresse quotidienne, son sentiment de ne pas y arriver. A moins que la problématique soit encore tout autre. La phrase d'Aragon placée en épigraphe du roman nous en donnerait alors la clé :
Peut-être que c'est la perte du magasin qui permet au narrateur de prendre la mesure de tout ce que la maison de presse a représenté pour lui, de convoquer les souvenirs qui y sont liés et les analyser. Rideau ! m'a semblé un petit livre nécessaire, par la réflexion qu'il amorce sur l'éloignement et la culpabilité d'un fils de petit commerçant devenu fonctionnaire. Et si la lente déréliction d'une petite librairie est bien décrite, c'est surtout la réflexion sur la langue, parfois explicite, parfois sous-jacente, qui me semble constituer l'intérêt de ce livre.
La fin apporte une belle note positive, une rêverie teintée d'amertume. Je me demande si l'auteur a l'intention de reprendre la plume et de s'éloigner de son expérience pour nous raconter une nouvelle histoire, avec cette justesse de ton qu'il a su avoir ici.