"Oui, mesdames et messieurs, le monstre qui sommeille en nous ne prend pas toujours la pire des formes".

Par Christophe
Si j'avais respecté le rythme prévu, ce qui n'a, bien sûr, pas été le cas, ce billet ce serait certainement intitulé "le lundi, c'est raviolis", mais comme on n'est vendredi et qu'on ne parle pas de poisson dans notre livre du jour, je suis allé y piocher cette citation qui, bon an, mal an, plante assez bien le décor. En revanche, elle ne rend pas justice à la construction diaboliquement habile de ce livre, ni à l'humour noir qui l'habite, mais, là, ce sera à moi de jouer. Premier roman de Pierre Raufast, "la fractale des raviolis", qui vient de sortir chez Folio, est une petite merveille de drôlerie, d'imagination déjantée et d'histoires à dormir debout. On se croirait presque dans un recueil de nouvelles, mais pas du tout, tout se tient parfaitement, et on dévore cette assiette de raviolis déstructurés avec gourmandise, tant on a envie de découvrir l'histoire suivante. Ce ne sont plus des raviolis, ce sont des beignets chinois, avec les messages à l'intérieur ! Bref, si vous avez envie de vous détendre, avec une lecture légère mais pas trop, voici le livre qu'il vous faut.

Ca commence par un banal adultère. Oui, qu'il y a-t-il de plus banal, en littérature, tout du moins, qu'un homme qui trompe sa femme ? Oh, je ne porte pas de jugement moral sur la question, pas plus que sur la réaction de l'épouse bafouée. En effet, lassée de découvrir son mari au lit avec son énième maîtresse, celle-ci décide de régler la question une bonne fois pour toute.
La goutte d'eau qui a fait déborder le vase, c'est l'excuse affligeante du mari volage, pris la main dans le pot de confiture, enfin, euh, je ne suis pas certain que l'expression soit très judicieusement choisie, au vu des circonstances... Disons que, pris en flagrant délit, l'époux n'a pu que bredouiller à sa légitime épouse qu'il avait "sauté cette autre femme par inadvertance"...
Inadvertance !! Mais quelle pitoyable explication !! Inacceptable, plus encore que l'acte lui-même. Cette fois, c'en est trop, l'épouse ne peut retenir sa colère et décide de faire passer de vie à trépas le coureur de jupons, histoire de lui apprendre la politesse, une bonne fois pour toute. Et, qu'on se le dise, lorsqu'il agonisera, elle lui dira droit dans les yeux vitreux que ça n'a rien d'une inadvertance...
Mais, comment faire ? Le poison lui vient naturellement à l'idée. Et, dans la foulée, un plan machiavélique, un genre de crime (presque) parfait : mettre la substance létale dans le plat favori de la victime désignée. Voilà bien longtemps qu'elle n'a pas fait de raviolis, un mets dont raffole Marc, le mari volage, et qui lui rappelle sa mère... L'idéal !
La préparation se passe comme sur des roulettes, l'épouse pense même avoir réussi à brouiller les pistes et à faire croire à un terrible accident. Mais, au moment crucial, le grain de sable dans la mécanique... D'un seul coup, le plan génial menace de virer à la catastrophe, alors, il faut intervenir et...
Et alors, voilà l'épouse nous racontant une toute autre histoire, remontant à sa jeunesse, avant de rencontrer Marc et de faire la belle bourde de l'épouser. Le moment le plus embarrassant de son existence jusque-là. Mais quel rapport avec les raviolis et le crime en cours ? Aucun, en tout cas, en apparence...
Et bientôt, d'autres folles histoires se succèdent, s'imbriquant les unes dans les autres, tombant souvent comme des cheveux sur une soupe, ou un plat de raviolis, qui sait, empêchant qu'on connaisse le fin mot de l'histoire qui a débuté. On reste suspendu, attendant de connaître le sort du mari, de l'épouse cocue et du plat de raviolis, mais aussi, au fil des pages, de tous les autres récits.
Il y a un côté très "MontyPythonien", dans cette construction fort surprenante. On s'attendrait presque à voir apparaître, en tournant une page, John Cleese, accoudé à son bureau, et déclarant, face à nous son fameux : "and now, for something completely different !", comme aux plus belles heures du "Flying Circus".

En quatrième de couverture, on évoque un roman gigogne, comme ces poupées russes, qu'on dévisse pour en sortir une autre plus petite, et encore une autre, etc. Il y a de cela. Dans chaque histoire, se cache une autre, sans aucun rapport, enfin, c'est ce que l'on pense de prime abord, et une autre, etc. Au point qu'on se demande sérieusement jusqu'où on va aller. Et si on connaîtra enfin le sort des uns et des autres !
Les univers si différents dans lesquels cette situation ubuesque nous entraîne, les personnages hauts en couleurs qu'on y croise et qui valent le coup d'oeil, tout cela permet au lecteur d'avancer dans ce qui devient peu à peu le plus étrange labyrinthe qu'on puisse construire. Ne pensez pas que ce soit difficile à suivre, c'est tout le contraire, puisque rien ne s'enchaîne vraiment.
D'une boîte de nuit belge pour le moins interlope jusqu'à un écrivain en manque d'inspiration torturé par des taupes, en passant par un spécialiste de la photographie à la recherche de l'art ultime ou une graine de tueur en série, je ne donne que quelques exemples de cette kyrielle d'histoires plus loufoques les unes que les autres pour lesquelles on se passionne.
A chaque fois qu'il interrompt brutalement un de ses récits pour passer à un autre, on se retrouve dans une atmosphère complètement différente, un contexte différent, une situation différente, des problématiques différentes. Avec, toutefois, un point commun, qui nous ramène au titre de ce billet : chacun de ses personnages est au bord de basculer dans une folie capable de lui faire commettre le pire.
Certains franchiront le pas, d'autres non, mais chacun de ces destins particuliers danse sur le fil du rasoir. Le bien, le mal, parfois étrangement entrelacés, comme lorsqu'il est question de stratégies militaires (eh oui, de deux camps qui s'affrontent, quel est celui du bien et quel est celui du mal ?), dansent une furieuse sarabande, et le lecteur s'amuse comme un fou.
Alors, connaît-on finalement la fin des histoires ? Sait-on si Marc, ce mari qui trompe sa femme par inadvertance, va avaler ses foutus raviolis et son acte de naissance dans la foulée ? C'est évidemment l'un des enjeux de ce drôle de roman qui n'en est pas vraiment un. C'est plutôt une espèce de kaléidoscope d'histoires, aux mille lueurs, formant d'étranges figures lorsque la lumière y pénètre.
Eh oui, la lumière... Le mot fractale, qui a racine commune avec le mot fragment, fait référence à des concepts mathématiques (attention, je m'aventure dans des terres qui me sont inconnues, soyez indulgents) évoquant des formes irrégulières ou morcelées, et les équations permettant de les représenter. Bon, laissons l'aspect mathématique, et regardons nos histoires, irrégulières et morcelées, on y est...
J'insiste, mais c'est vrai qu'on pourrait imaginer que Pierre Raufast ait pu écrire un recueil de nouvelles, même en les liant comme il le fait ici. Mais non, c'est plus malin que cela encore. Remarquablement habile. Et, au final, au jeu des comparaisons, après les Monty Python, les matriochkas, les kaléidoscopes, je termine avec un jeu, qui m'est là encore venu à l'esprit en lisant "la fractale des raviolis".
Il s'agit de "Marabout-bout de ficelle". Je jouait à ça, gamin : un mot, on reprend la dernière syllabe pour en proposer un autre et ainsi de suite, le plus rapidement et spontanément possible. Pierre Raufast semble appliquer ce principe à son livre. Une association d'idée apparaît dans le cours de l'histoire, évoquant un fait, un personnage et hop, au moment le plus incongru, on zappe sur eux.
Avant de conclure, un mot sur l'humour dans lequel baigne cet ouvrage. Un humour forcément noir, vous l'aurez compris rien qu'en regardant la situation de départ, et ce projet d'assassinat. Bien sûr, lorsqu'on raconte les choses ainsi, hors contexte, l'humour ne transpire pas forcément, il faut donc bien insister là-dessus.
La plupart du temps, cet humour vient se placer dans les situations délicates qui nous sont racontées. Celle qui se déroule dans la boîte de nuit belge, par exemple, est formidable, parce qu'on se retrouve dans un moment au combien gênant qui peut tout à fait, là encore, basculer dans le drame, ou provoquer l'hilarité. Mais qui sait, puisqu'il n'y a pas de chute ?
Dans d'autres histoires, c'est plus subtil, mais à chaque fois, on finit par sourire, au minimum, et, au mieux, on rit franchement. C'est un vrai talent que possède là Pierre Raufast, tant on peine à trouver des livres qui font rire, dans un monde littéraire qui abonde de drames et d'histoires atroces. Rien que pour cela, un grand merci à cet auteur.
Renouant avec la vieille tradition du cadavre exquis, Pierre Raufast a pourtant un plan bien plus malin en tête, qu'il mène à bien. Pas de chute, ai-je dit ? Mais est-ce si certain ? Je ne veux pas en dire trop, c'est un objet fragile, ce livre, qu'il faut découvrir sans que les surprises n'aient été éventées, même légèrement.
"La fractale des raviolis" n'est pas un exercice surréaliste d'écriture automatique, ni un texte à contraintes oulipiennes, c'est un faisceau d'histoires qui n'en forment qu'une, celle d'une femme projetant d'assassiner son mari parce qu'il l'a trompée. Ces coq-à-l'âne traduisent peut-être après tout le trouble qui traverse la femme sur le point de tuer quand son plan foire.
Au lieu de garder les idées claires, de trouver la parade et la réaction adéquate pour se sortir de la situation délicate dans laquelle elle se retrouve, voilà son esprit qui bat la campagne, passant d'une idée à l'autre, incapable de se fixer et de se concentrer. Un blanc, comme un écran qui devient support de cet étrange film.
Vous rêvez d'un livre qui vous permette de souffler entre deux histoires dures, violentes ? "La fractale des raviolis" est ce qu'il vous faut. Une bouffée d'oxygène dans laquelle les personnages ne se conduisent certes pas selon la plus ferme des morales, où ils ont aussi une fâcheuse tendance à vouloir zigouiller leur prochain et/ou commettre des horreurs, mais, à la fin, on en sourit jusqu'aux oreilles.
Et ça fait du bien. Autant, sans aucun doute, qu'un bon plat de raviolis maison cuisinés avec amour et assaisonnés avec des condiments sans aucun danger. Ici, pas de poison, ni volontairement, ni même par inadvertance, juste un sympathique plaisir de lecture, dont on sort ragaillardi et le coeur en joie. Avec l'envie d'une assiette ou de quelques pages de rab.