"Il n'existe jamais de bel exil. Tout exil est une souffrance" (Gilbert Sinoué).

Par Christophe
L'exil dont nous allons parler n'est pas encore vécu. Ici, dans notre roman du jour, c'est l'idée de l'exil qui fait son chemin, c'est la décision de partir en laissant tout derrière soi qui est au coeur d'un récit concentré sur une vingtaine d'heures. Même pas une journée, ce n'est pas grand-chose, dans une existence, et pourtant, elle va faire basculer la vie du personnage central (et de l'auteur de ce roman largement autobiographique). "Le cri des oiseaux fous", sorti à l'origine en 2000, vient d'être réédité en cette rentrée littéraire dans sa collection de poche par les éditions Zulma. Il s'inscrit dans un cycle que son auteur, Dany Laferrière, désormais membre de l'Académie Française, a baptisé son "Autobiographie américaine", et nous emmène à Haïti, dans les années 70, au coeur de la dictature de Bébé Doc, Jean-Claude Duvalier, et de ses terribles Tontons Macoutes. Mais, "le cri des oiseaux fous" est d'abord une dernière visite dans Port-au-Prince, comme un pèlerinage avant de partir, sans savoir si l'on reviendra un jour, avec, jusqu'à la dernière minute, la peur d'être pris pour cible par un pouvoir qui ne connaît que la violence comme langage...

Vieux Os a 23 ans, en ce 1er juin 1976, quand il apprend, au retour du déjeuner, la mort de son meilleur ami, Gasnier. Une mort brutale, sans doute due à l'action des Tontons Macoutes, les hommes de main de la dictature haïtienne. Le jeune homme, journaliste qui n'avait pas sa langue dans sa poche et dénonçait les dérives du pouvoir, a été battu à mort sur une plage déserte.
Le choc est terrible, pour Vieux Os, bien sûr, mais aussi pour toute l'île, et particulièrement pour la jeunesse qui s'identifiait certainement à Gasnier et à ses positions virulentes. Mais, une fois la stupeur dissipée, la réalité s'impose : lui-même est en danger, il pourrait être le prochain ou l'un des prochains à qui les brutes de Bébé Doc pourraient s'en prendre.
Vieux Os est lui aussi journaliste, mais il n'est pas aussi engagé que son meilleur ami. Au contraire, il aspire d'abord à se spécialiser dans l'actualité culturelle et aimerait, par-dessus tout, que son activité professionnelle ne soit pas systématiquement reliée aux questions politiques qui l'indiffèrent. Pour Vieux Os, cette obsession des Haïtiens pour le pouvoir est ce qui nuit le plus à l'île.
Lui, il se veut rêveur, dans "un pays où l'on n'aime pas les rêveurs", dit-il. Et sa plus grande crainte, c'est qu'on ne les aime pas plus ailleurs, dans ce monde, dont il n'a alors qu'une image assez abstraite. Mais, le voilà, malgré lui, à la croisée des chemins : soit il reste et risque de finir lui aussi la tête et le corps fracassés sur une plage ou au fond d'une geôle, soit il quitte sa terre natale, peut-être pour toujours.
Une évidence qui n'a pas frappé que Vieux Os. Sa mère, également, a pris conscience de cela. Dès qu'elle a eu vent de la mort de Gasnier, elle a fait jouer ses relations et obtenu un passeport pour son fils. Elle, elle ne lui laisse pas le choix : pars, dès que possible, quitte ce pays où tu risques ta vie, et ne t'inquiète pas pour moi.
Il faut dire que la mère de Vieux Os connaît déjà ce processus : son époux, auquel Vieux Os ressemble comme deux gouttes d'eau, a déjà, en son temps, pris le même chemin de l'exil, pour échapper aux sbires du père de l'actuel dictateur, Papa Doc... Depuis, il vit à l'étranger et ne donne que des nouvelles sporadiques. Mais il est toujours en vie...
Vieux Os a bien conscience de la situation. Sans doute est-il très vite résigné à ce départ forcé. Mais il lui faut digérer en très peu de temps toutes ces nouvelles, et ce n'est pas simple. Tenu au secret de cette décision, le départ étant prévu le lendemain matin à la première heure, Vieux Os décide de profiter du temps qui lui reste pour aller voir ses amis, ses proches, pour les saluer une dernière fois.
Commence alors un périple dans Port-au-Prince, une après-midi suivie d'une nuit blanche, dans des lieux qui semblent importants au jeune homme, à la fois parce qu'ils lui rappellent Gasnier, mais aussi et surtout sa propre vie. Il va alors visiter les quartiers les plus pauvres de la ville, d'autres qui font la vie culturelle de la capitale, mais aussi les quartiers les plus chics et jusqu'aux lieux fréquentés par les Tontons Macoutes.
Il va croiser, au cours de cette errance, des personnages dont il ne sait rien, d'autres qu'il connaît depuis toujours, des amis, mais aussi des traîtres, qui peut savoir, dans une société où tout le monde, un jour ou l'autre, peut recourir à la délation, ne serait-ce que pour un peu de nourriture ? Il croise des hommes qu'il apprécie, des femmes qu'il aime ou qu'il désire...
Autant de personnalités qu'il emportera avec lui dans son coeur et ses souvenirs, à qui il ne peut ouvertement dire adieu, mais qu'il sait devoir laisser derrière lui irrémédiablement. Chacune de ces rencontres influe sur son état d'esprit. Non seulement en renforçant son choix de partir, mais aussi, en faisant naître en lui une culpabilité profonde de les laisser dans cet enfer...
A chacun de ses déplacements dans la capitale haïtienne, l'humeur, le rythme change. Parfois, l'urgence gagne, comme lorsqu'il essaye de retrouver Lisa, la jeune femme à qui il voudrait dire qu'il l'aime, follement, tout en lui avouant qu'il va partir, loin, sans elle, alors qu'il sait qu'il n'en fera rien ; à d'autres moments, il flâne, respire l'air de cette ville qui est sa vie, comme lorsqu'il s'assoit sur un banc, dans le quartier des salles de cinéma.
Il y a, dans cette odyssée port-au-princienne, à la fois une forte mélancolie qui devrait, petit à petit, puis bien plus vite, s'il parvient à quitter l'île, se transformer en une profonde nostalgie. Dany Laferrière raconte avec un mélange d'humour et de fatalisme cette journée si importante dans sa vie, la dernière, avant longtemps, passée sur le sol natal.
Son écriture, autant que le récit lui-même, fait la richesse de ce livre, dont la poésie n'est jamais éloignée. Bien sûr, le ton est grave, certains passages, en particulier dans la dernière partie du livre, sont durs, violents, effrayants, même. Le final, vers l'aéroport, fait penser à un film d'espionnage avec une furieuse angoisse, celle d'être intercepté au dernier moment, et met le lecteur sous tension...
Je voudrais aussi, comme je l'avais fait récemment à propos du "Bain de Lune", de Yannick Lahens, autre roman haïtien, insister sur le rôle des femmes dans cette société et cette période difficile de la dictature Duvalier. Avec ce constat à la fois simple et terrible : ce sont les hommes qui s'exilent, ou qu'on tue, alors que les femmes demeurent.
En cela, la réaction de la mère de Vieux Os est caractéristique : on ne peut imaginer que la décision de faire s'exiler son fils ne lui fende pas le coeur, et pourtant, elle agit avec méthode, pragmatisme, détermination, pour le sauver, sans savoir si elle le reverra. Pas un instant elle ne songe, elle, à quitter Haïti, mais, comme elle le fit des années plus tôt pour son époux, elle accepte de voir Vieux Os partir à son tour...
On comprend d'ailleurs que cette femme-là n'est pas seule dans son cas. Que nombreuses ont été les femmes à voir partir mari et fils, aussi nombreuses, peut-être, que celles qui les ont pleurés, lorsqu'ils sont tombés aux mains des tortionnaires et des assassins. Ainsi vidée de sa population masculine, Haïti se doit de s'en remettre à ces femmes, dont la force et l'aplomb ne peuvent qu'inspirer un immense respect.
Vieux Os, pour sa part, est un personnage assez curieux. Je l'ai dit plus haut, il se présente lui-même comme un rêveur. La politique ne l'intéresse pas, d'autant moins que, dans une dictature, elle n'a que peu d'envergure : pour ou contre le pouvoir en place. Contrairement à ses amis Gasnier et Ezequiel, qu'on rencontre dans le fil du livre, qui sont de farouches opposants déclarés, Vieux Os recherche autre chose.
Avec la mort de Gasnier, le voilà rattrapé par cette réalité qu'il cherche à fuir depuis toujours. Résultat, ce qu'il va devoir laisser derrière lui, ce n'est pas cette situation politique difficile (qui perdurera, hélas, on le sait, malgré la chute des Duvalier), mais ce pays, cette terre riche et passionnante, pour qui il nourrit un immense attachement.
Un élément, dans le roman, rassemble quasiment tous les thèmes que je viens d'évoquer : lors de son périple, Vieux Os se rend à la répétition d'une troupe de théâtre, dont il connaît la plupart des membres, avec qui il a étudié, dans le passé. La pièce choisie est une version transposée en Haïti et dans une version créole de l' "Antigone", de Sophocle.
Une jeune femme, Antigone, défie le pouvoir du roi Créon, son grand-oncle, en voulant donner une sépulture à son frère Polynice, tué lors d'une bataille par un de ses propres frères. Après avoir été toléré, le geste d'Antigone est finalement condamné par Créon qui la fait emprisonner. Hémon, le promis d'Antigone, dénonce un abus de pouvoir, argument réfuté par le roi qui confirme sa volonté de voir Antigone punie... Une tragédie où la vengeance répond à la vengeance, sans fin...
La situation de l'île, sous la dictature, ressemble furieusement à cette tragédie antique. On le voit dans tout ce que je vous ai dit jusqu'ici, mais aussi, par certains événements qui se déroulent à la fin du livre de Dany Laferrière, dans des débordements de violence qui ne peuvent appeler que représailles, et ainsi de suite...
Chez Sophocle, un dernier personnage intervient : Tirésias, le devin, qui vient annoncer à Créon que les dieux ne soutiennent pas sa décision de faire condamner Antigone. Chez Laferrière, on a également un étrange personnage qui apparaît au cours de la nuit d'errance de Vieux Os : il s'appelle Legba, comme une des divinités majeures du vaudou...
Autour de lui, plane une espèce de mystère. Qui est vraiment ce Legba ? A chaque lecteur de se faire son idée sur le sujet, Laferrière jouant dans le livre avec l'ambiguïté qu'incarne ce personnage. Le passage de Legba dans ce roman aurait pu être tout à fait anecdotique, voire anodin, sans quelques éléments qui laissent planer un doute...
Vieux Os fut-il protégé par cette espèce d'ange gardien, lors de cette dernière nuit, qui aurait pu lui être fatale ? Elément à la fois culturel (le vaudou, malgré l'importance prise par le catholicisme, en particulier sous la dictature, reste vivace en Haïti) et spirituel, cette intervention permet aussi de rappeler que, même en exil, il reste bien un fils de cette île...
Et, si je mets un tel accent sur ce personnage, ce n'est pas par hasard : il apparaît dans la plupart des écrits de l'auteur. Celui-ci lui a même rendu hommage lors de son entrée sous la Coupole, puisque le symbole de Legba apparaît sur son épée d'académicien, tandis que son habit vert est orné de signes rendant hommage à Haïti et au Québec, son pays natal et celui qui l'a accueilli, le 2 juin 1976...

"Le cri des oiseaux fous" est donc un roman qu'on ne peut pas lire simplement au premier degré. Sa puissance vient de sa dimension autobiographique, du style de l'auteur, envoûtant, à la fois poétique et réaliste, mais aussi de ses aspects symboliques qui soulignent l'attachement, encore et toujours, de Dany Laferrière à son île.
Je découvre la plume du nouvel académicien avec ce livre et, sans préjuger de quoi que ce soit, il me semble que c'est une bonne façon d'entrer dans son oeuvre. Quant à Zulma, je crois que la maison d'éditions a misé sur le bon ouvrage, car on a, une fois le livre refermé, une vision complète de la vie de Dany Laferrière, et de cette journée qui a marqué l'auteur et influencé son oeuvre.