Patrick Roegiers et les frères Simenon

Par Lucie Cauwe @LucieCauwe
Il faut  s'être endormi depuis quelques semaines ou alors habiter hors de Belgique pour ignorer la tempête qui siffle depuis quelques semaines sur le petit monde des lettres belges. Son déclencheur? Le nouveau roman de Patrick Roegiers, "L'autre Simenon" (Grasset, 298 pages). Un livre fort bien titré qui évoque aussi bien Christian Simenon (1906-1948), le frère peu connu de Georges Simenon, que la part sombre de l'écrivain né à Liège en 1903 et mort à Lausanne en 1989.
Que fait l'"écrivain belge de Paris" - il y est installé depuis 1983 - dans ce volume? Il romance la vie de Christian Simenon, le cadet de Georges avec qui il est toujours resté en contact, le préféré de la mère très catholique, la proie facile pour le rexisme alors en pleine ascension, le collaborateur avéré durant la guerre. Ce faisant, Patrick Roegiers assombrit forcément la figure du Grand Simenon qui, s'il n'était pas un saint dans certains domaines, n'en soignait pas pour le moins son image politique. Tout comme le font aujourd'hui ses descendants et suiveurs qui s'en prennent à l'auteur de ce roman faisant également le portrait d'une époque sombre qui n'est pas sans rappeler la nôtre.
Y aurait-il des choses qui ne peuvent être écrites en 2015? Même dans un roman? On en discutera peut-être, entre autres sujets du livre, ce mardi 20 octobre, à  19h15, à la librairie Tropismes (Galerie des Princes, 11, 1000 Bruxelles) qui accueille Patrick Roegiers, pour un entretien avec Dominique Cabiaux. Réservation indispensable: 02-512 88 52.
"L'autre Simenon" s'ouvre sur un meeting rexiste, alors non daté, dans une salle pleine à craquer, auquel assiste Christian Simenon. Il sera ébloui par le "beau Léon" (Degrelle), y trouvera ce qu'il ne trouvait pas ailleurs. Une logorrhée pénible, mais qui est la caractéristique de l'orateur. Patrick Roegiers romance de long en large cette vie fichue. Il ne révèle pas le frère cadet, Pierre Assouline l'avait évoqué dans sa biographie de Georges Simenon, d'autres en ont parlé aussi, mais il lui donne une existence, parfois inventée, puisqu'il rappelle qu'il a écrit un roman. Sans occulter ses activités de rexiste, dont l'odieuse tuerie de Courcelles.

Patrick Roegiers. (c) JF Paga/Grasset.

Lors de ma rencontre avec Patrick Roegiers en mars 2014 pour son escapade littéraire "La traversée des plaisirs" (lire ici), il m'avait dit : "Lundi, je reprends mon roman, il doit paraître en septembre 2015".  Ce roman, c'est "L'autre Simenon", paru à l'heure dite. "J'ai écrit "La traversée de plaisirs"," me confie-t-il lors d'un passage à Bruxelles, "comme une respiration, comme un bonheur nécessaire, parce que je n'en pouvais plus d'écrire ce nouveau roman. J'étais écœuré par Degrelle, par ses tueries. Ça me travaillait inconsciemment la nuit. J'avais besoin de réconfort, d'admirer la littérature et les auteurs."
Aujourd'hui, le livre est là, avec son sujet qui en fâche certains alors qu'il est plus que nécessaire et qu'il va bien au-delà de ce qui est arrivé dans la famille Simenon. Il scrute un destin d'homme, de frère et de fils, mal dans sa tête, mal sans son cœur, déclencheur d'un funeste effet papillon. Il nous ramène dans une époque sombre, celle des années 30, qu'on aimerait oublier alors qu'on se retrouve à la vivre, ou à craindre de la vivre, de plus en plus régulièrement. Il pose la question de l'engagement pour une cause, et celle de l'honneur.
Mais ce n'est pas l'actualité politique qui a motivé le roman. "Depuis longtemps", reprend l'écrivain, "j'avais envie d'écrire sur les frères inconnus de gens célèbres. Je fais des recherches là-dessus depuis un bon bout de temps. Je connais l'histoire des frères Simenon certainement depuis le livre de Pierre Assouline. Mon éditeur, Jean-Paul Enthoven, en a tout de suite saisi les enjeux: Georges Simenon, la collaboration, le rexisme, Léon Degrelle, les réminiscences contemporaines.
L'autre Simenon, Christian, est le frère rexiste d'un milieu que je connais très bien, la petite bourgeoisie francophone. Il est mort l'année de ma naissance, disparaissant sous un faux nom. Quel roman que sa vie!
Début 1929, dans une famille très catholique, Christian, qui porte un prénom indiquant une religion,  découvre les idées de Degrelle. Le meeting auquel il assiste est un choc pour lui, homme sans envergure, perdu, séduit par une parole de chef. Sans oublier que la mère Simenon est rexiste, sans hésitation.
Les personnages en marge sont une thématique fréquente chez moi. Et dans tous mes livres, les personnages principaux sont des créateurs. Ici, on retrouve les deux figures qui traversent mes romans."
 
Le titre est-il volontairement ambigu? "Le titre est simple. Il vise à la fois l'autre du nom et la face cachée du premier. La mise en lumière de l'un met en avant la face cachée de l'autre. C’est l'histoire mythique de deux frères. On a quelque chose d'universel même s'il s'agit ici de rexisme. On peut même penser à Caïn et Abel."
Le livre mélange constamment histoire et fiction, ce que lui reprochent ses détracteurs.  L'auteur s'explique: "Christian n'a pas de vie personnelle alors qu'on sait tout de la vie de Georges. Ma chronologie est rigoureusement exacte. Par contre, la scène avec Gide est inventée, comme celle avec la légion. Mais le timing correspond. En réalité, on sait tout sauf ce qu'on ne voit pas. 'La vérité d’un homme, c'est d'abord ce qu'il cache', a écrit Malraux. Et la vie de Christian a été bien cachée, par Georges dont l'idéologie a toujours été l'opportunisme, et par ceux qui suivent son œuvre.
Le point de vue du romancier s'exprime dans les descriptions. "L'autre Simenon" est la mise en perspective d'un romancier qui devient héros de roman. La place du roman est dans les mots. Quand l'histoire se tait, la fiction parle."
L'écrivain ne se doutait pas d'où il allait: "Je raconte une histoire. C'est en tirant sur le fil que tout est venu. Le roman en dit plus que ce que j'ai raconté. Je ne raconte pas sa vie, je trace une trajectoire jusqu'à ce que le couvercle de la casserole se soulève. La modernité du sujet est frappante et consternante."